Au cinquième jour, il en est
toujours là, malgré les exhortations des médecins et des sages- femmes. Sa mère
reste sourde aux menaces de césarienne et d’injection d’ocytocine. Elle refuse
tout avec énergie. Elle ne souffre pas. Il ouvre enfin les yeux. Il voit des
visages, des blouses blanches et bleu-vert, des appareils photo, des caméras.
Il entend murmurer. Tout le personnel de l'hôpital défile. Quelques
journalistes téméraires se faufilent. La nuit, Lento est aveuglé par des
flashes. Il voit même son visage sur l’écran de télévision de la chambre.
Il aime la nuit, la lueur bleue
de la veilleuse, les yeux sombres et brillants de la jeune infirmière de garde
qui veille sur lui, somnole, murmure dans ses rêves. Elle humidifie son corps
avec une éponge. Parfois elle lui parle d’une voix mélodieuse dont il ne goûte
que la musique. Il fait moins chaud dehors que dedans. Sa tête est au frais,
son corps dans le corps palpitant de sa mère. D’instinct, il sait qu’il n’a pas
de père.
Le cordon ombilical est toujours
là. Une complète satiété. Voir le monde sans éprouver ni la faim ni le
sentiment d’abandon est un privilège. Le temps de voir. Il ne veut pas être la
pomme de Newton. Il imagine que sa mère se lève et s’en va nue dans la ville et
qu’il voit le monde à l'envers, mais aussitôt il réalise que cette position
serait dangereuse et que l’attraction terrestre le ferait naître par une
brusque plongée vers l’asphalte. Trapéziste sans filet, jeté dans l’espace. Il
cesse immédiatement d’imaginer pour se concentrer sur ce qui est autour de lui :
tubes, instruments, perfusion, machines, air doux qui passe la nuit par la
fenêtre entrouverte et fait frémir son nez. L’ombre d’un grand arbre, le
murmure du feuillage.
Au douzième jour, l’envie de
toucher le visage parfois si proche de l’infirmière le pousse à sortir un bras.
La main s’ouvre, encore un peu gluantes et touche le nez de la jeune femme qui
se met à rire. Il aime les nez. L’appendice qui domine le visage s’en va, avec
une certaine prétention, flairer le monde. Au quinzième jour, il sort l’autre
bras et laisse ses mains palper l’espace comme si c’était un corps, une
évidence, et c’est à ce moment peut-être qu’il réinvente la danse du
spermatozoïde. Il bouge les hanches et les jambes, sinue en douceur dans le
ventre de sa mère. Tous les soirs à vingt heures, il voit ses progrès sur l’écran
de télévision et apprend qu’on l’a prénommé Lento. Mais est-il Lento pour
autant ? Il commence à se méfier de l’écran plat qui le regarde jour et
nuit, même lorsqu’il n'y a pas d’autres couleurs que ce gris-noir brillant.
Antoni Casas Ros, Lento,
Christophe Lucquin éditeur, 2014, p. 8 à 10.
Étonnant texte... et ce présent de l'indicatif... qui pèse lourd...
RépondreSupprimermp
Le présent est le temps du ralentissement. Ce choix de temps est presque un choix de vie.
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