Se regarder penser est une chose – me dit Herbert dans Rien dont c’est la seule action réelle, toutes les autres lui
étant subordonnées : une fiction où les actions du personnage deviennent de la fiction aux yeux même du personnage.
S’observer
penser en est une toute autre quand le texte n’est pas de fiction et
que l’auteur s’y fixe les règles les plus
tenables possibles : noter comment sur quelques secondes la pensée
se compose, les idées s’enchaînent et s’appellent à la manières des
dominos et découvrir, nous prévient Gabriel
Bergounioux (puisque c’est lui l’auteur de ces Dominos, écrits dans le prolongement de Mes nippes)
que les règles du jeu nous échappent, fixées qu’elles sont par un
maître qui nous
préexiste : le langage lui-même. Ce qui donne par exemple (j’aurais
pu choisir n’importe quel autre passage mais on comprendra que celui-ci
m’ait arrêté) :
Lundi 23 novembre 2009 8h15
15 secondes
Orléans. Au sortir du sommeil, la poursuite d’une discussion entamée en rêve.
Philippe Ségéral est en train de me démontrer qu’il en connaît plus long que moi sur quel écrivain ?
IMAGO : La façade blanche et lisse d’un immeuble percé de fenêtres polygonales : l’une présente en découpe
noire une silhouette anguleuse, entre la danseuse du paquet de Gitanes et un origami.
On a en projet de s’installer au dernier étage, le cinquième ou le sixième, je ne sais pas pourquoi.
Sur Philippe Annocque (j’ai acheté hier Monsieur Le Comte au pied de la lettre) se greffent Anopi et
Hadopi que, faute d’en retrouver la signification, je rapproche d’ADAPEIC – [l’Assiociation Départementale des Amis et Parents d’Enfants Inadaptés de la Corrèze !] suggéré
par une grève à l’Institut des Jeunes Sourds de Saint-Jean-de-la-Ruelle – et de Hannibal. Ça, ça sort tout droit d’une conversation avec Pierre sur un documentaire avec des
reconstitutions dont j’ai vu quelques minutes samedi. Un concentré de péplum.
Gabriel Bergounioux, Dominos, Champ vallon, 2014, p. 57.
Et je m’arrête là, amusé et les yeux dirigés vers l’entrée de la piscine.
Le fiston ne va pas tarder à apparaître, lui montrer ça.
Le plaisir de les voir venir de loin, lui ou son frère, hautes silhouettes toutes récentes de jeunes hommes.
Celui de l’allongement des journées, qui facilite la lecture sur ce parking mal éclairé. (Mesure d’économies : il l’était
bien autrefois.) (Et la difficulté de s’y garer en hiver, l’étroitesse des places.)
Les italiques sur mon nom : ce n’est pas moi, c’est mon nom.
Mon propre rapport complexe à cette notion de nom propre.
Quel « drôle de nom ». Réflexion de ma mère lors de sa rencontre avec mon père, mythologie familiale ; expression
reprise à son insu par Fabrice Gabriel dans les Inrockuptibles à l’occasion de la parution d’Une affaire de regard. Il doit y avoir quelque chose de vrai dans cette bizarrerie –
cette bizarrerie que j’ai toujours en effet éprouvée.
La
surprise, bien sûr – elle est sûrement venue avant, impossible de
retrouver une chronologie de la pensée, je refais a
posteriori comme ça vient – de voir mon nom. Surprise relative : la
pensée m’avait traversée, sans que j’y croie, mais quand même puisque
nous nous lisons. Mais elle était complètement
passée, cette pensée, sur le parking de la piscine.
Une sorte d’indignation : tout de même, il se trompe, Gabriel. Il n’a pas pu acheter Monsieur Le Comte la veille
du 23 novembre 2009, puisque le livre n’est paru qu’en 2010. Liquide, alors ? (Mais Liquide est paru au printemps 2009, alors que Monsieur Le Comte est paru en
octobre.)
Les
yeux sont toujours posés sur l’entrée de la piscine. Et d’un coup,
cette pensée, de la complicité que j’imagine entre les
frères Bergounioux et que j’ai déjà rapprochée de celle qui unit mes
garçons ; cette amitié, principal objet de ma fierté sans savoir à quel
point les parents peuvent y être pour quelque
chose.
Voilà. Et plus tard en écrivant ce billet : prendre conscience que les mots n’ont pas besoin de notre volonté pour
vouloir dire quelque chose et que dans notre discours se
jouent essentiellement les relations entre deux volontés, celle
éminemment collective du langage commun et celle singulière de
celui qui ose tenter de s’en servir.
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