samedi 3 mai 2014

Rien en commun


Pour avoir moi aussi accordé trop de confiance à ma ligne de vie et à mes livres à venir, j’ai découvert à mes dépens la trouble félicité d'un tel enlisement. Il m’avait semblé pouvoir tout mener de front – la préparation de mes cours, la rédaction d’articles et mes responsabilités familiales – et simplement différer un peu l’écriture des textes dont je me sens depuis longtemps porteur. Je m’y suis esquinté pendant quelques années, puis me suis rendu compte qu’à fonctionner en surrégime permanent je ne pouvais que bâcler mes travaux, empiler mes notes sans jamais en utiliser correctement la substance, et ajourner jusqu’à mon dernier souffle la rédaction de mon grand œuvre consacré aux frontières entre les genres musicaux. Tout en éparpillant mes idées au fil de courts articles comme Jean-Germain Gaucher gaspillait ses trouvailles mélodiques en chansonnettes, j’attendais le moment où ce corpus préparatoire prendrait de lui-même sa forme et coulerait de ma plume comme l’eau d'une fontaine. Ma paresse prolongerait même au-delà de toute raison l’idée qu’à trop vouloir hâter ce miracle je risquais d’en compromettre l’avènement. Jusqu’au jour où, comme il devenait évident que cette procrastination ne donnerait jamais de fruit, je me suis résolu à lui imposer l’épreuve de réalité : l’occasion se présentait de prendre trois mois de congé sabbatique, et un collègue me proposait sa maison de campagne, il m’était difficile d’esquiver. Ma première semaine s’est passée à transporter mes documents et une caisse de livres, à ranger mon attirail pour m’installer un bureau d’écrivain, et à essayer de rassembler mes idées face à ma ramette. Le vendredi soir, la culpabilité de ne pas avancer dans ce travail alors qu’Agnès assumait seule la charge des enfants m’a poussé à rentrer pour le week-end à la maison, où ma nichée a voulu savoir combien de chapitres j’avais écrit. Le lundi matin je suis retourné à mon écritoire comme on retourne à la mine, exténué à la pensée d’en extraire fût-ce une esquille. Comme il me fallait relire des centaines de pages plus ou moins oubliées, reprendre mes annotations, les comprendre et les nuancer, j’estimais judicieux d’ouvrir mon chantier par du rangement informatique, de sorte que je perdis plusieurs journées à saisir et à classer des citations, des notules et des idées directrices jusqu’à m’aviser que cela ne m’avançait à rien. Le week-end suivant, c’est Agnès et les enfants qui débarqueraient pour me distraire de ma solitude et de mon ouvrage, dont je ne pouvais toujours pas présenter la moindre ébauche. Et, de semaine en semaine je découvrirais que, malgré la clarté de mon projet, il me manquait toujours un dictionnaire, une référence, et surtout le bon angle d’attaque.
 
Emmanuel Venet, Rien, Verdier, 2013, p. 88-89.
 
Je ne résiste pas à mon envie de citer un extrait de l’autre Rien, car il y en a un autre, signé Emmanuel Venet, et paru chez Verdier à l’automne dernier. Il résiste aussi pourtant, ce Rien d’Emmanuel Venet, à l’artificielle pratique de l’extrait, tenu qu’il est d’un bout à l’autre en un seul et fluide paragraphe. Jean-Germain Gaucher est le sujet du narrateur qui est le sujet de l’auteur, c’est-à-dire ce rien qui aurait pu être quelque chose s’il n’était passé à côté, faute de muflerie ou d’égoïsme qui sont les autres noms du courage. La coïncidence des titres est donc sans doute un signe, et je remercie chaleureusement l’excellent prescripteur qui a pris le temps de m’écrire exprès juste pour me dire qu’il avait pensé à moi en lisant Précis de médecine imaginaire du même Emmanuel Venet et que je n’ai suivi qu’à moitié lorsqu’en me penchant sur la question j’ai vu que le dernier livre de l’auteur s’intitulait Rien.
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Commentaires

C'est drôle, car lisant l'extrait (sans aller voir à la fin qu'il s'agissait d'un extrait, et de "Rien", en plus !), je pensais que tu commençais une sorte d'autobiographie - comme j'ai pu en imaginer le début vendredi dernier dans un "Vases communicants".
Je crois que tout cela est du vécu, et c'est bien là que réside l'art de la fiction ! La prochaine fois, tu mettras comme titre "Quelque chose", et on saura que c'est de toi !
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 04/05/2014 à 09h36
Peut-être à son insu Emmanuel Venet s'est-il chargé de mon autobiographie - va savoir.
Réponse de PhA le 04/05/2014 à 11h17
Il aura peut-être voulu faire un "remake" littéraire du film "Dans la peau de John Malkovich"...
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 04/05/2014 à 11h21
Comme Dominique Hasselmann, j'ai lu ce texte comme si vous en étiez l'auteur jusqu'à ce "grand oeuvre consacré aux frontières entre les genres musicaux". Là je me suis d'abord dit, tiens il est musicien et puis non ça ne tenait pas. Vous n'eussiez pu être obsédé de musique sans que cela transparût dans La Lettre qui vous habite.
Et donc Rien en commun. Oui. Non. Mais si.
Commentaire n°3 posté par Michèle P le 04/05/2014 à 11h31
Légèrement différent : j'ai lu le début de l'extrait dans une totale perplexité, me disant : Philippe Annocque? Une autobiographie? Comme c'est étrange!
Commentaire n°4 posté par Michèle le 04/05/2014 à 11h52
Je ne crois pas que tous les romans que je n'ai pas écrits soient mes autobiographies.
Ou peut-être que si ?
Réponse de PhA le 04/05/2014 à 12h13

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