– Vous voyez, ce n’est pas moi qui trace le portrait, que vous redoutiez, d’une Roumanie tragique ! »
Elle
rit doucement à l’autre bout du fil, sur le fond d’écran de mon
ordinateur, une photo de Montréal, la petite
communiste qui ne souriait jamais, puis elle ajoute : je déteste
avoir froid, c’est une obsession aujourd’hui encore. Mais malgré tout,
il manque à vos descriptions des choses… qui
n’existent plus aujourd’hui.
– Comme quoi ?
–
Je ne voudrais en aucun cas qu’on imagine que je minimise ce qui a eu
lieu mais… comment vous dire… On était ensemble.
Contre un ennemi commun. On ne s’est pas laissé piétiner. Il fallait
s’entraider, s’organiser, tenez, les gens se prêtaient leurs enfants
pour aller faire les courses car ceux-ci avaient droit à
des rations supplémentaires de lait et de viande. Et… je sais que ça
va vous paraître superficiel, mais la queue prenait tellement de temps
que c’était un haut lieu de drague, on se maquillait,
on se parfumait avant d’y aller. Les vieux se retrouvaient entre
eux, ils dépliaient une petite chaise de camping et jouaient aux cartes.
Des détails, je sais. Enfin… est-ce que ce que ce sont
des détails, ou une façon de survivre ? Et ça aussi, personne ne
vous le dira parce que ça n’est pas spectaculaire, mais si on
réussissait à voir un film étranger, souvent français
d’ailleurs, eh bien, c’était un genre d’obligation morale, on se
devait de le raconter en long et en large à tous ses amis, on mémorisait
les bonnes répliques, les costumes, tout, pour partager
ce bonheur. »
Pouvez-vous
me faire parvenir une liste de vos souvenirs des années 1980, votre
quotidien, je demande à Nadia. Elle soupire,
vous êtes incroyable, on en a parlé mille fois, puis comme
j’insiste, elle susurre, acide : « Je ne vous mets pas les bons
souvenirs, je sais qu’ils ne vous intéressent
pas ! »
Lola Lafon, la petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, p.
220.
Et
tandis que je lis ce récit d’une biographie en train de s’écrire, work
in progress fictif d’un récit lui non fictif – ce qui
donne à ce roman son épaisseur, avec la possibilité de la
contradiction à l’intérieur même du récit, que la fiction s’autorise
rarement – et qu’une partie de mon esprit continue à tourner autour
de la question de la vérité historique, cette vis sans fin,
voici soudain qu’à cette page 220 une phrase me retient, à laquelle je ne résiste pas : Pouvez-vous me faire parvenir
une liste de vos souvenirs des années 1980.
Pas
une liste de mes souvenirs, non, mais un seul. Ce doit être en 1983 ou
84, dans le Nord de Paris, petit campus où je suis
censé étudier, quand mon esprit n’est pas absorbé par quelque projet
d’écriture. J’échange quelques mots avec une jeune fille inscrite aux
mêmes cours. Je ne me souviens d’aucun des mots, en
revanche je revois assez nettement son physique, surtout une natte
blonde, portée haut – je pense à une danseuse. Il me semble aussi
qu’elle porte du rouge. Il doit y avoir quelque chose de
singulier en elle, ou disons de mémorable, qui à ce
moment-là va prendre pour moi une forme toute verbale : son nom. C’est
là que mon souvenir est le plus net, décisif – il
faut dire que je passais plus de temps peut-être qu’aujourd’hui à
écrire. En tout cas je me rappelle avoir pensé à propos de son nom qu’on
aurait dit un nom de personnage, un nom qu’on penserait
trouver dans un livre plutôt que dans la réalité. Elle s’appelait
Lola Lafon.
Elle est danseuse :)
Et je pense comme vous que Lola Lafon c'est un beau nom de personnage. Philippe Annocque c'est pas mal non plus :)
Dès lecture s'y glisse la fiction que s'invente le lecteur.
Et je peux vous dire que je retiens mieux Philippe Annocque que Ron Rash.
Je retiens bien Pascale Petit aussi (sourire).