Le
soulagement que j’éprouve à l’air libre est assez bref. Il n’y a rien à
voir, ici, rien à faire. De plus c’est déjà
le soir, il fait presque noir, il n’est plus temps d’aller ailleurs.
Me voici tout seul sur un terre-plein, sorte d’île triangulaire et
goudronnée, d’une trentaine de mètres de long, au milieu de
la chaussée. Quelle idée !
J’entreprends de changer de chaussures. Figurez- vous que j’en ai tout un échantillonnage varié dans mon sac à dos, en
plus de celles que j’ai aux pieds. Il y a même des espadrilles, et même des pantoufles ! J’ai vraiment de quoi hésiter.
Du
coup j’en ai fait tomber, je m’en rends compte en les comptant ;
d’ailleurs les voilà, là-bas, mes espadrilles
manquantes, à une quinzaine de mètres derrière moi. Je retourne sur
mes pas pour les ramasser. Mais est-ce bien prudent d’avoir laissé les
autres sans surveillance ? Mes brodequins ont bien
plus de valeur. Ils pourraient bien tenter une personne mal
intentionnée.
Voilà ;
rassurez-vous : tout est rassemblé, il n’y a pas de mal. D’ailleurs il
n’y a vraiment personne par
ici. Un marchand de fleurs a même oublié là, par terre, à même le
bitume, toute une petite barquette de jacinthes en godets. Elles sont
peut-être un peu défraîchies, mais si peu ! ça
pourrait faire un petit cadeau. Je m’en suis à peine approché que
j’entends des voix, dans le noir. En face, quelque chose ressemble à la
grille d’un parc, ce doit être de là que viennent ces
voix masculines, et d’ailleurs peu raffinées. Ces gens parlent fort –
et ils parlent encore français ! (car nous sommes à Londres, vous aviez
reconnu) –, ils hèlent le propriétaire des
fleurs d’une voix narquoise, le prévenant qu’un de leurs
compatriotes est sur le point de lui voler ses fleurs. Et le voilà qui
arrive sur-le-champ, le bougre, surgissant de nulle part, flanqué
de deux acolytes. Je dois reconnaître que je suis un peu
impressionné – et pourtant je suis peu impressionnable, vous l’avez
certainement remarqué ; en effet on m’a toujours laissé entendre
que j’étais grand et robuste. Depuis le haut d’un gigantesque corps
d’ailleurs franchement mal attifé, une face goguenarde et assez
patibulaire me considère avec amusement. Le visage est étroit
et plutôt triangulaire, les yeux noirs et enfoncés, la peau
douteuse. Les deux acolytes, visiblement beaucoup plus soigneux de leurs
personnes, dans leurs manteaux de cuirs, n’inspirent pas
confiance davantage. D’ailleurs, bien qu’ils paraissent minuscules
par comparaison avec le fleuriste du trottoir, ils doivent bien tout de
même tous les deux atteindre les deux mètres, une taille
qui, je dois le reconnaître, est loin d’être la mienne. Mais chez
moi la curiosité finit toujours par l’emporter sur l’appréhension. C’est
pourquoi, partant du fait admis que nous sommes entre
compatriotes – il va bien falloir à la longue que je m’y fasse – je
m’enhardis, après avoir constaté que ma question (certes un peu
hypocrite) sur le prix des jacinthes restait sans réponse,
jusqu’à demander à l’effrayant fleuriste combien il mesure. « Deux
mètres trente-six », me répond-il simplement. C’est bien ce que je
pensais.
Dès les premières lignes, j'ai manqué de m'écrier : "Londres ! Londres !"
(Londres me fait toujours un grand effet.)
@ Pascale : En fait, je crois que c'est plutôt du côté de Pimlico ; ça méritera peut-être un prochain billet. J'aime bien faire un peu de tourisme.
@ François : C'est sans doute que vous avez déjà fait cette expérience, François, de constater à quel point la réalité du paysage ne correspond pas à l'idée qu'on s'en faisait.