Kilomètre 260
Ce
camion ne se laisse pas doubler. La visibilité est mauvaise sur cette
route, la ligne droite est toujours faussée –
faibles virages, côtes sournoises. Avec l’autre voiture, la grosse,
ce serait facile de dépasser. Mais celle-ci manque de reprise. Si au
moment du décroché, l’horizon n’est pas libre, il ne faut
rien risquer, reprendre place derrière le camion. Ce n’est pas qu’il
roule si lentement, mais son pot d’échappement mal réglé dégage une
fumée qui ne dit rien qui vaille : même sensation que
de tenter d’échapper à des souvenirs pénibles. Pourquoi est-ce si
difficile de penser à autre chose qu’à ces mots proférés hier midi, et
auxquels on n’a pas su trouver de réponse ? La seule
réponse, ce fut ce geste absurde, ridicule. Ce geste
disproportionné, déplacé. Briser de la vaisselle parce qu’on ne sait pas
avoir le dernier mot, c’est s’avouer misérable. C’est abandonner la
possibilité d’une place justifiée dans le regard de l’autre.
Là
il faut y aller, vite. C’est même un peu tard – grandes flèches
blanches peintes au sol, invitant rabat immédiat.
Mais rien ne s’annonce devant. Enclencher la troisième et appuyer à
fond sur l’accélérateur. Le vrombissement excessif signale
suffisamment la disproportion entre l’effort du moteur et la
vitesse obtenue. Comme si la voiture allait rester toujours côte à
côte avec ce camion. Qui ne fait rien pour ralentir, faciliter le rabat.
C’est pas vrai, ce con accélère ! Pousser encore,
le moteur est au maximum.
Enfin on peut revenir à droite. Bizarre cette sensation mêlée : colère et soulagement, se gâchant
mutuellement
Kilomètre 274
À
midi et un peu plus, tout est net : disparition des ombres. Le paysage
est figé. Avec cette chaleur et cette
lumière qui tombe comme d’un plafonnier hostile, rien n’est
reconnaissable de ce qui tout à l’heure paraissait si charmant, si
pittoresquement champêtre. Maintenant, la nature environnante a ce
quelque chose de sournois de qui s’est fait battre (soleil massue)
et cherche à éviter les coups. Même un arbre, sous cette lumière, paraît
monstrueux : ce tronc comme une jambe qui n’aurait
pas voulu aller plus loin. Cette peau rebelle et croûteuse. Ces
branches aux formes de doigts opiniâtres, cherchant à accrocher quelque
chose au passage.
On est au milieu, au ventre du récit. Le début et la fin sont connus : point de départ, point d’arrivée. Mais dans
cet entre-deux, les chemins sont multiples, il serait facile de s’égarer.
Déplier
la carte encore une fois. C’est désormais plus aisé : maintenant on est
de façon nette et franche du côté sud de la
France, donc sur le feuillet bas de la carte. La préfecture est à
trois kilomètres. Autant aller manger dans un restaurant correct ; un
vrai restaurant, au centre-ville. Rien ne presse
après tout.
#
L’autre n’arrivera que vers le soir, de toute façon. À quoi ça sert
d’arriver bien avant, pour être là, à guetter
ensuite fébrilement son arrivée pendant plusieurs heures ? Il peut
même être préférable d’arriver en second. La chambre d’hôtel est déjà
réservée, de toute façon, il n’y a plus qu’à prendre
la clé à la réception. Autant que ce soit l’autre qui s’en charge.
Difficile de faire bonne figure, d’avoir l’air dégagé, dans ce genre
d’exercice où l’adultère s’officialise à un guichet
d’accueil. Et puis si l’autre arrive en premier, ça lui laissera le
temps de se reposer du voyage, de se rafraîchir. Ça lui laissera le
plaisir de l’attente.
#
L’autre ne reviendra de la plage qu’assez tard. Ce serait idiot
d’arriver dans l’appartement vide. Bien sûr on pourrait les
rejoindre, à l’emplacement habituel. Mais quoi ? Enfiler un maillot
de bain, sans transition, partir la serviette sur l’épaule, avec, sur la
peau, cette fatigue, cette blancheur intruses
parmi les estivants ? Autant arriver en soirée, laisser à l’autre le
soin de gérer le retour de la plage, la douche crissante de sable, le
repas. Autant lui laisser la possibilité d’une
vraie surprise, celle d’arriver plus tôt que prévu, de ne l’avoir
pas fait attendre.
Cécile Portier, Contact, Le Seuil, collection « Déplacements », 2008.
Beau souvenir de ce texte (paru l’an dernier dans la collection « Déplacements » de François Bon), récit d’un parcours en voiture d’un point à un autre, avec à son terme une alternative amoureuse : l’autre ou l’autre, le conjoint ou l’amant(e), échéance jusqu’au bout retardée, indécidable. Ici aussi, parfois, la visibilité est mauvaise.
Cécile Portier vient d’ouvrir un blog, Petite racine, où l’on peut déjà suivre un projet à la fois photographique et littéraire : A mains nues.
Au plaisir de vous relire.
Voisine un peu cousine, si vous me permettez cette familière adoption. Hésitant sur le passage à choisir (il n'en manquait pas qui me tentent), voici que je tombe sur celui-ci, où nos mots se croisent (et dont ma mise en page, je m'en rends compte, ne favorise pas la visibilité.)
Chiromancien pour l'occasion, je vois une longue ligne de vie sur A mains nues (et à propos de ligne, ne manquez pas d'aller faire un tour sur Lignes de fuite).