mercredi 4 mars 2015

il est maintenant fort douteux que j’existe



Vendredi 7 août 2009




Alors que le travail sur un livre futur (qui ne sera pas le prochain) me donne l’envie de découvrir ces « épisodes cliniques », expérience personnelle de Clément Rosset dont son psychiatre a eu la bonne idée (au moins pour moi) d’encourager la publication…

 

Je commence à comprendre que c’est précisé­ment dans la mesure où ils sont – normale­ment – « anodins » que ces rêves sont perçus comme angoissants, en tant qu’étrangers à moi. Tout se passe comme si la thèse de Freud qui relie le travail de rêve au travail du jour s’y annulait, comme si le matériel du rêve n’avait absolument rien à voir avec tout ce qui a pu m’occuper (ou me préoccuper) la veille. D’où cette angoisse : ce ne sont pas mes rêves, je n’en ai rien à cirer (pour m’exprimer vulgairement), et récuse donc la réalité qu’ils suggèrent car je n’en ai rien à faire puisque ce n’est pas ma réa­lité. Effet très angoissant, à la fois de déperson­nalisation et de déréalisation, provoqué par ces rêves (h 4) que je récuse l’un après l’autre sans tomber enfin sur un qui m’« aille », comme on dit d’un habit qu’il vous va, et à partir duquel je puisse me rendormir pour de bon.

Je pense (…) que ces rêves sont un retour en force d’une mystérieuse angoisse maîtrisée pendant le jour.

Bien difficile, au réveil, de refaire surface et de retrouver le contact avec soi et avec la réalité.

 

Clément Rosset, Route de nuit (Episodes cliniques), Gallimard, L’Infini, 1999, p. 33-34.

 

… j’y découvre (et cela je ne m’y attendais pas) ce que je ne peux m’empêcher de lire – égocentrique lecteur – autrement que comme un commentaire prémonitoire de mon récent Liquide :

 

Après une pénible sieste (vers 20 h 30) je m’interroge sur le caractère pénible de ce mi-sommeil et en reviens à ce sentiment de déréali­sation ou plutôt de dépersonnalisation dont j’ai parlé plus haut. On dirait que la blessure d’abandon (je veux dire le sentiment d’avoir été abandonné, qu’il s’agisse d’amour maternel ou de l’amour tout court qui prend le relais du premier ­et qui, s’il vient à défaillir, revient à un abandon de la mère même si celle-ci, pour sa part, vous a constamment aimé) entraîne une déconstruction de la personnalité, une sorte d’effacement du moi, – assez semblable, je le suppose, chez le licencié de quelque travail, qui fait souvent une dépression du même ordre : « on n’a plus besoin ­de vous » signifiant qu’« on ne vous aime plus ». C’est pourquoi « je » ne puis m’endormir tran­quille, puisqu’il est maintenant fort douteux que j’existe. Ce que j’expérimente va ainsi au-delà d’une simple « dépression » et pourrait plutôt ­être décrit comme « psychose lucide » : une destruction du moi minutieusement observée par ce qui reste de solide dans le moi. Il est d’ailleurs probable que c’est le sort de beaucoup de dépressions nerveuses que de flirter ainsi, parfois assez dangereusement, avec la psychose.

 

Idem, p. 90

 

(Du coup, et accessoirement, je me demande ce qu’aurait été ce roman si, au lieu de faire du protagoniste un homme quitté, j’en avais fait un licencié. Différence accessoire en effet, anecdotique, qui n’aurait changé que la surface du livre – et il est probable que pour bien des lecteurs pourtant cette différence aurait compté.)





Oui, c’est donc un vieux billet que j’avais oublié de remettre sur mes nouveaux Hublots et sur lequel je viens de tomber. J’en refais un neuf juste pour le plaisir, jugez plutôt : Clément Rosset qui dans un très beau livre écrit l’une des plus pertinentes présentations d’un livre qu’à l’époque je n’ai pas encore écrit (Liquide) dans cette Route de nuit que je lisais donc en 2009, tout en travaillant « sur un livre un livre futur (qui ne sera[it] pas le prochain) » mais qui l’est à présent puisqu’il s’agit de mes Mémoires des failles à paraître ce printemps aux éditions de l’Attente.

En prime je rajoute tous les commentaires de l’époque, avec notre cher Depluloin avant même l’ouverture de son blog et Didier da qui nous joue la Pièce brève et interminable rêvée par Clément Rosset et qui clôt cette Route de nuit.




Commentaires

Ah, c'est très bien, Route de nuit.
Du coup je l'ai rouverte et je me suis dit que ce devait être frustrant de ne pas pouvoir entendre la Pièce brève et interminable qui la clôt, alors ni une ni deux je te l'ai enregistrée. C'est ici.
Commentaire n°1 posté par Didier da le 07/08/2009 à 16h22

Oh ça c'est formidable Didier, Merci !
Commentaire n°2 posté par PhA le 07/08/2009 à 16h28

J'ai conservé un très bon souvenir de Route de nuit, mais aucun de la mention de cette Pièce brève et interminable. C'est magnifique. Merci à vous deux.
Commentaire n°3 posté par François Matton le 07/08/2009 à 17h10

Elle est issue d'un rêve de l'auteur, accompagnée des paroles sans fin "tu seras mon amour". Rosset dit lui-même - ça nous parlera à tous les trois, je crois - que cette musique résonne pour lui "de manière aussi funèbre que celle qui annonce à l'avance la mort*, par piqûre empoisonnée, des maharadjahs qui luttent contre les trafiquants de drogue, dans les Cigares du Pharaon de Hergé."
* C'est l'occasion de signaler que chez Hergé cette musique n'annonce pas la mort, mais la folie.
Commentaire n°4 posté par PhA le 07/08/2009 à 18h24

C'est dingue !
Commentaire n°5 posté par Didier da le 07/08/2009 à 18h31

ou un célibataire - croire qu'assez nombreux finalement sont ceux qui connaisse cela est une façon un peu dérisoire de se donner un poids, une existence même si toute solidarité est exclue
Commentaire n°6 posté par brigetoun le 07/08/2009 à 18h56

Je vous croyais parti jusqu'en septembre, grave erreur. Les vacances sont-elles donc finies pour vous ? Pour moi elles débutent aujourd'hui.
Commentaire n°7 posté par Frédérique M le 07/08/2009 à 23h32

C'est connu : nous sommes les plus mauvais interprètes de nos rêves. Et il est toujours surprenant de voir comment certains esprits réputés brillants peuvent patauger ou se noyer dans un verre d'eau - ce qui n'est pas le cas de Rosset. Mais Ionesco par exemple, sur la fin de sa vie, ne comprenant rien ou presque à des rêves qui semblent pourtant les fantomes même de ses œuvres. Pour sa défense, on sait que le rêve "utile" à la recherche de la névrose se détériore avec l'âge - et l'alcool. En résumé : n'ayons pas peur de nos rêves, ils ne mordent pas.
Commentaire n°8 posté par Depluloin le 08/08/2009 à 19h55

Pour ma part, que ferais-je sans eux !
(@ Frédérique : Bonnes vacances !)
Commentaire n°9 posté par PhA le 08/08/2009 à 20h46

Je me suis mal exprimé - cette peur d'envahir le blog. Le rêve ne mord pas : c'est la morsure qui mord. Et qui crée le reste. Si un écrivain n'avait pas de rêves, de ces rêves qui minent au moins la journée - peu importe l'interprétation possible, véritable ou non, on s'en fiche. Ça n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire ceci : le rêve n'est pas immédiatement, brûtalement, véritablement; il est comme les greniers de nos enfances, source de curiosités, de terreurs, et de découvertes secrètes. Et aussi un repos, une évasion. Sans le rêve, si terrifiant soit-il, il n'y aurait point de réel.
Ah mon cher PhA, comme je vous crée du souci.
(Pensez à un correcteur automatique, je suis trop fatigué.)
Commentaire n°10 posté par Depluloin le 09/08/2009 à 01h55

Aucun souci, cher Depluloin ; ces Hublots ne redoutent pas votre invasion !
Commentaire n°11 posté par PhA le 09/08/2009 à 09h47

J'ai eu la bonne idée de cliquer sur Cl. Rosset que j'ai eu l'occasion d'entendre dans les NCC, et que j'admire mais pas autant que R. Enthoven qui lui, le vénère. Pour ce qui est de l'expérience en psychiatrie d'un auteur,  Artaud est aussi une étude passionnante.
Ce blog est une mine de renseignements fort intéressants.
(et je m'en vais poursuivre ma soirée avec votre "regard").
J'attendrai d'avoir lu les trois livres pour vous donner mes impressions.
Je devrai recevoir Liquide lundi.
Commentaire n°12 posté par Ambre le 26/12/2009 à 23h38

Bonne lecture et merci !
Réponse de PhA le 27/12/2009 à 12h48

2 commentaires:

  1. Vous voudrez bien un rafraîchissement ? http://youtu.be/1YN4bWDSFDo

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    1. (Tu sais quoi : je crois que j'aime vraiment ce rêve.)

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