Cette carte-là a quelque chose de légèrement différent avant même de la lire. C’est très léger mais ça me saute aux
yeux.
Le 3 février 1917 - Mes chers Parents
La première différence, la voici (mais celle-ci je ne l’avais pas vu tout de suite) : il y a un alinéa. Pas plus de cinq
millimètres, bien sûr, mais un alinéa quand même :
Après avoir été plusieurs jours sans lettres, j’en ai reçu ce matin 5 - les cartes de papa des
18-20-22 la lettre de Geneviève du 19 et celle de maman du 21. Les colis ne se décident à arriver (il manque le pas), je n’ai reçu que les colis postes n° 21-22-26 et 4.
Je regarde les
cartes précédentes. Je ne comprends pas bien le système de numérotation
des colis. Je me demande si je lis bien les numéros,
notamment le « 4 ». Mais dans sa dernière carte Edmond annonçait
l’arrivée du 6 alors que le 5 manquait encore. Heureusement
ce
sont ceux contenant les denrées les plus nécessaires. Mademoiselle
ma sœur est bien gentille de m’avoir écrit, elle devient courageuse. Je
me souviens un peu de « Mademoiselle ma sœur », que je traduis aussitôt
autrement. En réalité je me souviens plus de l’impression des lieux
qui l’entouraient que d’elle-même, mais c’est comme si je m’en
souvenais. Pour mes frères et sœurs, c’est forcément déjà différent :
ils doivent avoir de vrais souvenirs, qui ne se limitent
pas à un couloir, la porte du salon, celle au fond de la cuisine et
la petite cour derrière, et surtout l’escalier. Je l’embrasse bien
fort pour la peine. Je vois que ce brave Louis aime toujours autant les bêtes. Il
y a une photo où je cours après des poules, je sais
que ce sont celles de Louis. Longtemps, je me suis rappelé avoir
couru après ses poules. Mais je crois que maintenant je me souviens
surtout de la photo. S’il fait froid à Quimper, il ne fait pas chaud ici, il gèle très, très fort. Mais oui, Quimper.
J’ai beau le savoir, j’ai du mal à m’y faire. Heureusement nous avons assez de combustible pour nous chauffer.
Bien
que cette fois il n’y ait pas d’alinéa, je vais à la ligne car il y a
un blanc de bien huit millimètres
après le point ; c’est assez inhabituel pour signifier un changement
de paragraphe. Bien sûr je ne doute pas que si ce blanc avait dû être
de plusieurs centimètres Edmond en aurait fait
l’économie. C’est
bizarre ce que papa me dit, le cap. B n’a rien reçu de sa femme. Il lui
a dit de faire son possible pour partir mais
elle ne lui a jamais annoncé son départ. Je comprends que tous ces
départs vous chagrinent un peu des séparations rendent toujours tristes.
Cette fois le blanc en fin de ligne est d’un bon centimètre. C’est ce qui m’a frappé quand j’ai regardé cette carte avant de
la lire : il y a des changements de paragraphe. Edmond va à la ligne.
Ici le temps continue à se passer d’une façon très monotone : on a hâte le matin de lire les journaux pour
voir s’il y a quelque chose de neuf, car on se doute bien qu’il va y avoir du nouveau bientôt. Je
me dis que si Edmond avait pu
assister à ce nouveau, il y aurait de bonnes chances pour que je ne
sois pas là à le lire. Nous sommes quelques-uns dans la famille à
peut-être devoir la vie à sa captivité. Cette fois-çi çà va sans doute être la bonne. Et l’ironie du sort qui se glisse même dans
l’orthographe, ailleurs toujours correcte.
Cette fois-ci le retour à la ligne est spectaculaire : un blanc de plusieurs centimètres suit « ça va
sans doute être la bonne ». Du coup ça résonne encore plus, bien sûr, et dans cette résonance toute une jeunesse comprimée. Je
vous
quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux
ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. Edmond
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