Je
me suis dit que ça faisait longtemps que nous n’avions pas fait de
fête. Une boum, tu sais comme j’aime les boums. Avec nos
amis, ton frère, ma sœur et son copain, des invités. Je me suis dit
que j’allais faire une liste, puis un email commun, et puis des courses,
des tas de courses. Je me suis dit que ce serait
chouette que ça changerait que je verrais du monde tu sais comment
ça se passe qu’on danserait qu’on boirait qu’on serait saouls qu’on se
ferait des câlins qu’on casserait des verres qu’on aurait
mal à la tête et que tout le monde rentrerait chez soi vers cinq
heures du matin – ce serait une soirée très réussie comme nos soirées à
la maison. Alors j’ai fait tout ça. Des courses, la
cuisine, le ménage. J’ai cuisiné et chantonné pendant deux jours.
J’ai poussé tous les meubles, j’en transpirais. J’ai rangé tous les
objets qui dépassaient, sécurisé le bois ancien, nettoyé à
fond l’appartement. Ensuite, je me suis maquillée et coiffée et
habillée et évidemment j’étais en avance. Au premier coup de sonnette,
j’ai passé une main dans mes cheveux, et j’ai bondi vers la
porte, j’étais surexcitée de recevoir nos invités à Paris,
d’organiser, toute seule, une vraie fête.
Je
ne sais pas ce qui n’a pas marché, ce qui a cloché. Toi, ou plutôt
moi ? Ça n’a pas pris. Ils n’ont pas pris. Cette fête
était une fête sordide. Comme s’ils étaient très contents de se
dépêcher d’accepter de s’habiller de s’apprêter d’affûter leurs sujets
de conversation de venir d’arriver en taxi avec des fleurs
du champagne ma chérie merci quelle bonne idée cette fête ça va nous
changer les idées à tous – de se retrouver prendre des mines affectées
cancaner chuchoter pour mieux me juger ensemble tu la
trouves comment toi non mais elle a l’air d’aller bien oui justement
non mais franchement faire une fête quand on est veuve depuis deux mois
mais tu trouves pas ça déplacé toi moi je te jure ça
m’a choquée enfin je suis venue pour elle mais tout ça me dérange
dans le fond etc. J’avais sorti mon reflex, je le tenais fermement
contre moi, mais je n’ai pris aucune photo d’eux. J’entendais
tout ce qu’ils disaient. J’étais tétanisée. Prise de court. Le
buffet les buffets ont été dévastés à toute vitesse ça me faisait
plaisir de voir se vider les montagnes de vaisselle de nourriture
les verres remplir les cendriers déborder j'étais au moins contente
de ça. Mais leurs mots.
Les
cons. Nos invités. Vains, vides, mondains. Cruels et creux. Ils ne
parlaient pas vraiment à voix basse, non, ils
inspectaient, cancanaient bien fort. Tu te serais mis en colère
j’imagine ta tête et tes poings qui se crispent, ça me fait rire. Ils
n’ont pas été méchants, non, simplement, ils ne comprennent
pas. Occupés à parler entre eux tout en me jetant des sourires, à
regarder l’appartement, les filles avec leur mine désespérée de veuves à ma place – ça va toi non mais je veux dire ça
va toi, vraiment, les hommes faussement gênés désolés
cependant tous prêts à sortir leur bite – et sinon je sais que c’est
sûrement, non peut-être, c’est peut-être un peu tôt mais tu
vois déjà quelqu’un enfin « déjà » je veux dire non au contraire je
pense que ça te ferait du bien enfin nous on te jugerait pas moi en tout
cas pas du tout, en groupe – non mais c’est
indécent une fête quand même tu crois que c’est des façons de porter
le deuil ça si ça se trouve elle a complètement déraillé elle ne sait
plus ce qu’elle fait il faudrait peut-être qu’on
etc.
Marie Simon, Les pieds nus, éditions Léo Scheer, collection Laureli, 2012, p.78-81.
La mort fausse tout.