mercredi 28 novembre 2012

le prix de la féérie


Et la jambe de Justine ?
 
Ah oui. Eh bien une nuit, Justine se cassa la jambe en tombant par la fenêtre de sa maison bio. Justine n’avait jamais été somnambule auparavant et trouva très inquiétant de basculer ainsi par la fenêtre : la douleur de enjambe cassée n’était rien, le plâtre n’était rien ; Justine redoutait surtout de tomber n’importe quelle nuit par n’importe quelle fenêtre. Quelques jours plus tard, le souvenir d’un cousin lui revenant en mémoire, elle se demanda si l’hérédité jouait un rôle dans les pertes d’équilibre, les basculements, les chutes. Parti en voilier avec des amis, ce cousin avait disparu une nuit dans un basculement similaire par-dessus bord ; le matin au réveil ses amis ne l’avaient pas retrouvé, il avait disparu du bateau. Il ne restait qu’une casquette sur le pont, et autour, l’Atlantique.
 
D’un autre côté, pour Justine, la jambe cassée fut accueillie comme un handicap bienvenu. Justine commençait à se lasser des visites de stagiaires dans sa maison bio. Au début, elle n’avait pas détesté cette maison autoconstruite en quatre ou cinq ans, par elle et Géraud son fiancé, avec pour seule assistance des revues, des livres, quelques conseils glanés sur Internet. Elle ne détestait pas l’attirail astucieux des bricolages bio qui l’accompagnaient : curseur solaire, puits canadien, bassin d’épuration, etc. Dans les premiers temps, tout redevenait simple et clair, tout les enthousiasmait. Géraud avait des idées en flux, son excitation répandait partout des inventions géniales et gratis qui sabraient les dépenses ; ils allaient d’amélioration en amélioration. Très chouette aussi de voir bientôt des inconnus affluer, s’inscrire et payer un forfait-journée pour visiter votre jardin. Mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence : la maison était chronophage, les journées filaient au rythme des opérations obligatoires, transporter l’eau, grimper à l’éolienne pour décoincer les pales, préparer aux aurores le repas de midi qui cuisait à deux à l’heure dans le cuiseur solaire, booster les graines, vider le compost… impossible de projeter autre chose. Habiter était devenu l’activité essentielle, plus envahissante qu’un travail. C’est pourquoi, malgré l’angoisse liée à la chute par la fenêtre, sur fond de cette angoisse flottante, Justine s’aperçut qu’elle éprouvait, grâce à sa jambe cassée, le bonheur de l’oisiveté dans une maison devenue un emploi à temps complet. Immobilisée dans son fauteuil au milieu du salon, elle ressentait la joie de celui qui se fait discretos une petite sieste au bureau, l’agréable sensation d’enfler le patronat.
 
Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, L’Olivier, 2012, p. 232-233.
 
Attention, n’allez pas prendre la partie pour le tout : un extrait – n’importe lequel – de Féérie général est un petit enchantement ; n’empêche qu’il faut lire le tout dans sa disparité et son architetexture pour profiter de l’enchantement général. Le livre ne manquera pas de provoquer le malentendu : puisque récompensé par le jury du Prix Médicis miraculeusement touché par la grâce, il va se retrouver en quantité entre les mains de lecteurs cherchant en vain le sempiternel roman-qui-délivre-un-message et en resteront pour leurs frais, à moins d’accepter la chance rare de lire enfin autre chose, de ces choses inédites et belles et qui parlent et en même temps immédiatement accessibles à qui veut tenter l’aventure. (Et en écrivant ça une pensée me traverse pour quelques autres écrivains qui m’enchantent pareillement et que j’ai plaisir à nommer : Pascale Petit, Céline Minard…) (Et puis tiens pendant que j’y suis, l’Olivier, bravo pour avoir osé présenter un livre comme celui-là à la rentrée littéraire, c’était bien de le faire ; et aussi celui de Jakuta Alikavasovic, la Blonde et le bunker, qui a reçu la mention spéciale du jury du Prix Wepler ; ça fait plaisir.)
A propos de Féérie générale, on lira avec intérêt l’article de Katrine Dupérou sur Sitaudis et bien sûr celui d’Eric Chevillard dans le Monde, et bientôt pour ma part et j’espère la vôtre aussi Foire internationale dans la très belle collection Les Grands soirs des éditions les Petits matins.
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