Et la jambe de Justine ?
Ah
oui. Eh bien une nuit, Justine se cassa la jambe en tombant par la
fenêtre de sa maison bio. Justine n’avait jamais été
somnambule auparavant et trouva très inquiétant de basculer ainsi
par la fenêtre : la douleur de enjambe cassée n’était rien, le plâtre
n’était rien ; Justine redoutait surtout de
tomber n’importe quelle nuit par n’importe quelle fenêtre. Quelques
jours plus tard, le souvenir d’un cousin lui revenant en mémoire, elle
se demanda si l’hérédité jouait un rôle dans les pertes
d’équilibre, les basculements, les chutes. Parti en voilier avec des
amis, ce cousin avait disparu une nuit dans un basculement similaire
par-dessus bord ; le matin au réveil ses amis ne
l’avaient pas retrouvé, il avait disparu du bateau. Il ne restait
qu’une casquette sur le pont, et autour, l’Atlantique.
D’un
autre côté, pour Justine, la jambe cassée fut accueillie comme un
handicap bienvenu. Justine commençait à se lasser des
visites de stagiaires dans sa maison bio. Au début, elle n’avait pas
détesté cette maison autoconstruite en quatre ou cinq ans, par elle et
Géraud son fiancé, avec pour seule assistance des
revues, des livres, quelques conseils glanés sur Internet. Elle ne
détestait pas l’attirail astucieux des bricolages bio qui
l’accompagnaient : curseur solaire, puits canadien, bassin
d’épuration, etc. Dans les premiers temps, tout redevenait simple et
clair, tout les enthousiasmait. Géraud avait des idées en flux, son
excitation répandait partout des inventions géniales et
gratis qui sabraient les dépenses ; ils allaient d’amélioration en
amélioration. Très chouette aussi de voir bientôt des inconnus affluer,
s’inscrire et payer un forfait-journée pour visiter
votre jardin. Mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence : la
maison était chronophage, les journées filaient au rythme des opérations
obligatoires, transporter l’eau, grimper à
l’éolienne pour décoincer les pales, préparer aux aurores le repas
de midi qui cuisait à deux à l’heure dans le cuiseur solaire, booster
les graines, vider le compost… impossible de projeter
autre chose. Habiter était devenu l’activité essentielle, plus
envahissante qu’un travail. C’est pourquoi, malgré l’angoisse liée à la
chute par la fenêtre, sur fond de cette angoisse flottante,
Justine s’aperçut qu’elle éprouvait, grâce à sa jambe cassée, le
bonheur de l’oisiveté dans une maison devenue un emploi à temps complet.
Immobilisée dans son fauteuil au milieu du salon, elle
ressentait la joie de celui qui se fait discretos une petite sieste
au bureau, l’agréable sensation d’enfler le patronat.
Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, L’Olivier, 2012, p. 232-233.
Attention, n’allez pas prendre la partie pour le tout : un extrait – n’importe lequel – de Féérie général
est un
petit enchantement ; n’empêche qu’il faut lire le tout dans sa
disparité et son architetexture pour profiter de l’enchantement général.
Le livre ne manquera pas de provoquer le
malentendu : puisque récompensé par le jury du Prix Médicis
miraculeusement touché par la grâce, il va se retrouver en quantité
entre les mains de lecteurs cherchant en vain le sempiternel
roman-qui-délivre-un-message et en resteront pour leurs frais, à
moins d’accepter la chance rare de lire enfin autre chose, de ces choses
inédites et belles et qui parlent et en même temps
immédiatement accessibles à qui veut tenter l’aventure. (Et en
écrivant ça une pensée me traverse pour quelques autres écrivains qui
m’enchantent pareillement et que j’ai plaisir à nommer :
Pascale Petit, Céline Minard…) (Et puis tiens pendant que j’y suis, l’Olivier, bravo pour avoir osé présenter un livre comme
celui-là à la rentrée littéraire, c’était bien de le faire ; et aussi celui de Jakuta Alikavasovic, la Blonde et le bunker, qui a reçu la mention spéciale du jury du Prix Wepler ; ça fait
plaisir.)
A propos de Féérie générale, on lira avec intérêt l’article de Katrine Dupérou sur Sitaudis et bien sûr celui d’Eric Chevillard dans le Monde, et bientôt pour ma part et j’espère la vôtre aussi Foire internationale dans la très belle collection Les Grands soirs des éditions les Petits matins.
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