J’ai acheté mais je n’ai pas encore lu Ils désertent, de Thierry Beinstingel, paru à cette rentrée. Mais voici que je
retombe sur un petit texte que j’avais écrit à propos de CV Roman, paru il y a cinq ans, déjà chez Fayard :
Notre vie rectangulaire et sans épaisseur
Le travail n’est pas un sujet de roman. Pour Thierry Beinstingel, pourtant, c’est le sujet. Le titre, CV roman, oxymore improbable, le dit assez. Mais on le suit sans peine : le CV, c’est bien cette chose qui, comme un roman, est supposée représenter la vie ; mais c’est une vie rétrécie dans un rectangle, aplatie en feuillet unique, où les mots, "conscience de responsabilité et de sécurité", "travail en équipe en environnement difficile", ne veulent plus rien dire – oublient de dire que le "relation clientèle" qui suit est une voie de garage, conséquence d’un accident du travail qui a conduit le conducteur d’engins à l’invalidité partielle. "Conseiller en mobilité dans un service de Ressources Humaines", tel est le titre du spécialiste des CV, chargé de guider en douceur les employés vers la sortie, vers d’autres emplois incertains. Cette fonction douteuse, c’est celle qu’exercent les consciences innommées qui président au récit, avatars pluriels de l’auteur, dont c’est aussi le "métier", nous dit la quatrième de couverture. Consciences inconfortables, invitées à se plonger un instant, lors de quelques rendez-vous formels, dans ces vies désincarnées, qu’elles doivent souvent trop tôt abandonner à leur sort : d’autres attendent. Le roman, innovant dans sa forme, épouse les rubriques obligées : "Expérience", "Formation", "Loisirs", "Situations", multipliées par treize séquences. Enfoui sous la paperasse jargonnante, l’humain. "Ressources humaines", dit la fonction. L’humain, les mots du travail sont déposés dessus pour l’étouffer, le mettre en conserve, l’oublier. Parfois, l’humain s’appelle Sylvain Schiltz, il meurt gelé dans sa voiture. Quittant pour un instant les salles de réunion, le "Conseiller en mobilité dans un service de Ressources Humaines" devient écrivain (s’appelle lui-même "Je est un autre") et se lance dans – son travail. Autrement.
Mars 2008.
Voir aussi deux autres petites notes à propos de Retour aux mots sauvages et de Bestiaire domestique.
Commentaires
On empile des formules toutes faites comme on enfile des perles...
Commentaire n°1
posté par
Lza
le 10/11/2012 à 16h52
Le monde du travail a son langage, et il n'est pas joli.
Réponse de
PhA
le 11/11/2012 à 18h46