samedi 12 mars 2011

On dirait qu’ils viennent à l’instant même de s’inventer mutuellement.

Moinous demande : quel nom vous m’avez donné dans votre histoire ?
Sucette hésite. J’ai inventé un nom. Je vous ai appelé Moinous. Oui, c’est le nom que je donne à mon personnage français.
Moinous ? C’est un drôle de nom. Enfin, c’est un joli nom. Mais c’est pas un vrai nom, n’est-ce pas ?
Non, je l’ai fabriqué. Je suppose que son sens est évident ? En fait, c’est l’héroïne de mon histoire qui invente ce nom pour le jeune Français qu’elle rencontre à Washington Square. Elle lui dit, après qu’ils sont tombé amoureux l’un de l'autre : Je vais t’appeler Moinous pour bien avoir le sens de l’intimité que nous partageons. A sense of togetherness.
Oh je vois. Et ils se rencontrent à Washington Square, comme nous. C’est vraiment fabuleux. Moinous ? J’aime ce nom de Moinous. Il me va comme un gant, vous ne trouvez pas ?
Oui, c’est vrai, approuve Sucette.
Vous savez, dit Moinous après un moment de réflexion, je m’aperçois que nous ne nous sommes pas présentés. Mais maintenant, vous pouvez m’appeler Moinous. En fait, il ne faut jamais nous dire nos véritables noms.
Alors, comment est-ce que vous allez m’appeler ? demande Sucette.
Je ne sais pas. Moinous porte la main à sa bouche. Voyons voir… laissez-moi réfléchir un moment. Puis, il demande : quel est le nom de la jeune fille dans votre nouvelle ?
Susan, Susan Wakefield.
Ça y est ! s’écrie Moinous joyeusement. Je vais vous appeler Sucette.
Sucette ? Pourquoi Sucette ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Vous savez un peu de français, n’est-ce pas ? Une sucette en français, c'est un… un lollipop, un sucre d’orge. Cela vient du verbe sucer.
Est-ce que vous trouvez que j’ai l’air d’une sucette ? s’enquiert Sucette qui se demande si Moinous est sérieux ou s’il plaisante.
Non, ça n’a rien à voir avec l’apparence. C’est le premier nom qui m’est venu à l’esprit quand vous avez dit : Susan. C’est un délicieux petit nom, vous ne trouvez pas ?
Oh, je le trouve délicieux. Adorable. Sincèrement, je l’aime bien, J’en aime bien la consonance. Surtout quand c’est vous qui le prononcez. Sucette. Oui, en vérité, ça me plaît. Su-cette. Su-CETTE. Elle répète le nom à plusieurs reprises, en jouant avec les syllabes, les tournant dans sa bouche comme des bonbons. Okay, d’accord. Vous serez Moinous et je serai Sucette.
Ils se mettent à rire comme des enfants en répétant leurs noms, en les reliant l’un à l’autre : MOINOUS & SUCETTE. SUCETTE & MOINOUS. On dirait qu’ils viennent à l’instant même de s’inventer mutuellement.
Vous savez, dit Sucette, toujours riant, nous devrions ne rien imaginer de nous au-delà de ces deux noms. Aucun passé. Aucun avenir. Faire comme si nous nous étions inventés l’un l’autre ici, sur place, ici et maintenant.
 
Raymond Federman, Moinous et Sucette, p. 119-120, Al dante, 2004.
 
La rencontre est tant espérée, jouée et rejouée en esprit, jusqu’à ce qu’on atteigne l’incrédulité nécessaire à sa réalisation.
(Huitième billet sur Federman, ça vaut bien une petite rétrospective. Et ce n’est pas fini…)



Commentaires

Deux noms seuls suffiraient peut-être à un livre : celui de l'auteur et celui de l'éditeur.
Le titre serait encombrant.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 13/03/2011 à 12h30
Ce sont plutôt les deux que j'effacerais de tous les livres, si je pouvais.
Réponse de PhA le 13/03/2011 à 21h32
Merci pour la friandise. Et même pas mal au dents.
Commentaire n°2 posté par quotiriens le 13/03/2011 à 14h11
Jamais de carie avec Moinous !
Réponse de PhA le 13/03/2011 à 21h33
enfin à toutes les dents...
Commentaire n°3 posté par quotiriens le 13/03/2011 à 14h11
Surtout, n'indique pas ton nom sur ton prochain livre, un quidam pourrait se méprendre.
Commentaire n°4 posté par Dominique Hasselmann le 13/03/2011 à 22h37

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire