Pas
bien certain qu’un homme, encore relativement jeune (quoique, certes, de
moins en moins), et père de famille qui plus est (et père
comme on en entend trop, avec plein la bouche de sa progéniture –
sans rien de commun avec Kronos cependant, qu’on se rassure) soit la
personne la mieux placée pour parler de Nullipare.
« Je me demande s’il existe un mot semblable qui désignerait un homme qui
n’aurait pas d’enfant. Je comprendrais qu’il n’y ait rien. » (p. 13)
J’ai écrit un roman
dont c’est un des sujets – le sujet
invisible (comme le roman lui-même, d’ailleurs, ou mon nom sur la
couverture). Jamais dit, le sujet. (Sans doute, oui, ce mot, pour un
homme, n’existe pas.) J’aime aussi ce hasard, qui à mes
oreilles fait de la fin d’un titre le début d’un autre.
« Voilà, je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant
comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir. »
C’est vrai que les enfants sont
un sujet. Leur absence,
jusque là, moins (me semble-t-il). Juste un sujet de conversation,
plutôt convenu. Et là, c’est dit, c’est écrit, interrogé vraiment, oui,
dans la singularité de son histoire. Et ce dire à mes
yeux a quelque chose d’un peu héroïque.
Un extrait :
Il
y a deux ans de cela, un marchand chinois de poulets rôtis me donne une
sucette.
C’est le jour de la fête des mères. « Bour les mamangs », me dit-il,
avec son accent. Il ne peut pas supposer, à l’âge que j’ai, que je
n’aie pas d’enfant. C’est une chose inconcevable
dans sa culture, un tel malheur qu’on ne peut pas se le figurer. Je
n’ai même pas osé déballer la sucette, encore moins la manger, ni même
l’offrir. J’aurais usurpé une condition, un
statut.
J’ai toujours le sucre rose, emballé dans son papier cristal, chez moi, qui vient
me rappeler l’incongruité de ma situation.
Lorsque
j’étais écolière, pour la fête des mères, je composais toujours un
poème. Je me souviens d’un vers :
« tes mains usées aux carreaux blancs et noirs ». J’avais dû le
piquer dans le Lagarde et Michard, car nous n’avions pas de carreaux
blancs et noirs. Les mains de ma mère étaient quand
même usées.
Jane Sautière, Nullipare, p. 68-69, éditions Verticales.
Je n’allais pas écrire un article : d’autres l’ont déjà fait, et bien mieux que je ne saurais. Il suffit par
exemple d’aller sur remue.net, de lire l’Humanité ainsi que le nouveau numéro (98) du Matricule des Anges.
On pourra aussi écouter ici l’auteur lire son
texte et on lira soi-même bien sûr d’autres extraits sur Lignes de fuite.
Les oubliés me pardonneront.
Commentaires
Beau sujet, sans nul doute, mais plus que sensible. D'abord à
cause de ce mot "nullipare", qui sonne comme un verdict. Courageuse,
Jane Sautière de s'être lancée dans ce récit. Merci pour cette
découverte.
Commentaire n°1
posté par
Anne
le 22/11/2008 à 00h31
Je reste perplexe, très. Je suis allée au bout des liens proposés
et aucun ne m'a donné l'envie d'ouvrir ce livre. Du peu que j'en sais
grâce à eux, je ne vois pas ce qu'il détient comme promesse, il me
semble tourner autour d'un état. Certes, j'ai des enfants et j'en suis
heureuse. Certes, je conçois qu'on ne veuille pas enfanter même si au
fond de moi je ne le comprends pas. Mais qu'apporte ce livre, réellement
?
Commentaire n°2
posté par
Pascale
le 22/11/2008 à 08h37
Question difficile, pour le moins. Tout au plus puis-je dire ce qu'il m'apporte : la singularité d'une histoire, écrite dès avant soi-même,
dont on est en même temps le résultat et l'acteur, et le témoin.
Réponse de
PhA
le 22/11/2008 à 12h09
Nullipare est un des deux livres que j'avais rapportés de
la fête de l'Huma ou j'avais bien discuté avec ma voisine par ordre
alphabétique. Je l'ai lu aussitôt et l'ai beaucoup aimé, mais n'ai
jamais réussi à écrire à son propos sur mon blog. Pas facile. En tous
cas il me semble qu'il traite de beaucoup plus que de la seule
"nulliparité" et en particulier comme le dit très justement PhA juste
au dessus, de toute l'histoire écrite avant soi, particulièrement lourde
à porter dans le cas de la narratrice. C'est un livre terriblement
courageux, je trouve; de soulever des poids pareils.
Commentaire n°3
posté par
ms
le 26/11/2008 à 21h12
Même si vous n'avez pas réussi à écrire sur Nullipare,
c'est un peu vous qui avez attiré mon attention dessus. Avec ce livre,
je vois la personne comme un lieu, où une histoire précisément a lieu - trouve lieu
-, qui la dépasse (avant/après). La nulliparité, comme vous dites,
n'est qu'une sorte de sujet circonstanciel - mais difficile à aborder
(oui, ce livre est courageux) - et qui rend aussi le commentaire
difficile (c'est pourquoi je l'ai lâchement esquivé).
Commentaire n°4
posté par
PhA
le 26/11/2008 à 21h34
le problème c'est que l'histoire ne peut pas avoir lieu,
puisqu'elle a eu lieu, avec toute l'incapacité que cela implique d'être
acteur de sa propre histoire, toute l'impuissance, ou la nulliparité
justement
Commentaire n°5
posté par
ms
le 26/11/2008 à 21h41
Vous voulez dire : l'histoire attendue, la seule histoire pensable
par le marchand chinois ? Parce qu'il y en a quand même une autre, un
parcours personnel, un engagement singulier (la prison). Mais oui :
incapacité où l'on se trouve d'être acteur de sa propre histoire, qui
ici devient nulliparité, et ailleurs assumera d'autres formes.
Commentaire n°6
posté par
PhA
le 26/11/2008 à 21h52