Tiens ! se dit le
lecteur égoïste, ça me parle, ça (« ça me parle », autant dire « ça
parle de moi ») : une cinquième enfant, et dernière loin derrière, pas
si courante la
place ; et qui me parle de Renault, en plus, où les pères de presque
tous les copains de classe (sauf le mien) travaillaient – et ma
surprise alors de m’en rendre compte – même si ce n’était
pas le même Renault : pour moi Renault c’était Flins
(où l’usine
d’ailleurs n’a jamais été vraiment, où la rue principale du village
s’appelle encore Grande Rue) (c’est peut-être pour ça que plus tard, dès
la seconde, on nous donnait à lire Elise ou la vraie vie, et même – en sciences éco – L’établi, de Robert Linhart) ; c’était Flins, pas
Billancourt donc.
Billancourt ? mais c’était mon métro – quelques années plus tard ; et non loin l’Ile Seguin
tout fraîchement désertée, qu’on en parlait encore, à propos des impôts
locaux, qui sûrement allaient augmenter. Billancourt,
Clamart, il y a même le Lycée de Rambouillet quelque part, attendez,
je vais vous retrouver la page, mince, j’aurais dû la noter.
Vous me
direz, il y a la Normandie, aussi ; Céaucé, près de Flers, de
Domfront ; il n’est pas normand, que je sache, le
lecteur égoïste ? Domfront ? Mais si ! (répond-il) c’est l’escale
sur le trajet des vacances ! Les vacances à Granville (souvenir de la
vue des Iles Chausey au large, plus
tard devenu un titre). Paris-Granville, dans Atelier 62,
c’est même le titre d’un chapitre, d’une section, plutôt, page 147 (pas
177).
Paris-Granville en train où l’auteur imagine une rencontre possible
entre le forgeron de Billancourt et le professeur G, futurs grands-pères
des mêmes petits-fils – ses enfants. Granville le bout
de la ligne, bout du monde où ne va pas la famille Sonnet : les
vacances, c’est le retour au pays, s’arrêtent à Céaucé, où Amand Sonnet
fait encore un peu durer ce qui a été, du temps
d’avant, avant que forgeron ne devienne un métier du passé, et que
le pressentant il ne s’engage aux forges de Billancourt, Atelier 62.
Il y a de l’envie, encore chez le lecteur égoïste, de l’envie pour ce qui lui paraît presque un privilège : pouvoir indiquer du
doigt un point sur une carte et se dire : c’est de
là que je
viens. Ou encore, même chose versant social, se dire : voilà mes racines. Rurales. Ouvrières.
Et puis
il comprend qu’il a tout faux, le lecteur égoïste, il se rend compte
que c’est l’histoire d’une perte, d’une disparition, d’un
effacement plutôt, qui est évoqué là. Un métier – un métier
ancestral – est en train de disparaître. Amand Sonnet, le père, le
forgeron de Céaucé, prend sa décision : les forges, au pluriel
désormais, ce seront celles de Renault, à Billancourt : Atelier 62.
Un déracinement : le père quitte sa famille, un temps, faute de pouvoir
la loger. Un temps ? cinq ou six ans
tout de même. Et puis la famille enfin qui s’installe à Clamart. Et
les retours, durant les vacances donc, où l’on essaie de faire durer
encore un peu une autre manière de vivre, de moins en
moins, déjà disparue.
Mais le
temps va vite, et déjà les forges aussi de Billancourt, comme celle du
forgeron de Céaucé, appartiennent au passé. Faut-il
s’en plaindre ? Les hommes qui y travaillaient souvent ne vivaient
pas vieux ; la retraite, à soixante-cinq ans, ils n’avaient guère le
temps d’en profiter. Les chiffres, si vous
voulez, ils sont là ; les revendications syndicales aussi, et les
réponses patronales – les non-réponses, le plus souvent ; Martine Sonnet
n’est pas seulement fille de forgeron, elle
est aussi historienne. Mais il y avait comme une noblesse aussi, un
prestige des forges ; et ces hommes étaient fiers de leur métier ; alors
si, cette disparition, c’est encore une
sorte de perte, d’effacement.
J’ai
été très ému par ce livre (d’ailleurs, tiens, il s’est tu, le lecteur
égoïste), que j’ai lu il y a déjà quelques mois. A la Fête
de l’Huma, il a bien fallu que j’aille le lui dire, à l’auteur (jusqu’alors juste croisée sur Lignes de Fuite) (du coup, sur le moment, j’en ai presque
oublié sa voisine alphabétique,
que je n’avais pas encore lue ; qu’elle m’en pardonne). Pourtant elle a
bien pris soin de
gommer tout pathos, me dit-elle ; et c’est vrai, bien sûr. Mais
justement. D’autant plus. L’homme sur la photo de la couverture, à qui
elle ne donne pour ainsi dire pas la parole au cours du
texte ; il est là, juste à côté, juste derrière, même le livre
refermé. Une vraie présence.
Encore une fois, merci aux Lignes de fuite auxquelles je dois cette découverte, et qui à
leur insu travaillent pour moi, patronat anonyme et invisible, sans retour la plupart du temps, depuis deux ou trois ans.
Chez Thierry Beinstingel aussi, j’ai trouvé de quoi donner envie. Pas
surpris bien sûr que ce livre lui ait parlé ; j’avais lu CV roman, j’avais aimé comment l’auteur redonne son épaisseur au rectangle plat auquel le « monde » du travail réduit la vie des hommes.
je n'avais pas imaginé travailler ainsi pour un "patronat anonyme et invisible", mais pourquoi pas ! ... je suis moi-aussi issue d'un milieu ouvrier, dans lequel moins on voit le patron mieux on se porte ...
J'ai aussi beaucoup de lectures communes avec Thierry Beinstingel, et CV roman mérite vraiment le détour.
@ cgat Le patronat reconnaît enfin ses dettes ! (En fait le non-blogueur éprouvait à force quelques scrupules à ne jamais rien proposer en retour.)
A force d'entendre les écrivains, (ex)profs de français, je suis de plus en plus convaincue que ma chance est de n'avoir pas suivi un cursus littéraire (alors que je le désirais ardement, mais ce n'était déjà pas la mode, à l'époque, donc direction les sciences) car on ne m'a jamais appris à écrire, c'est purement intuitif et nourri par mes lectures. Je n'ai donc jamais du désapprendre, aucune honte à l'avouer, et sais le chemin qui reste à parcourir pour être de temps en temps contente de mes écrits secrets (ce qui n'empêche que j'ai une conviction : lire permet d'être très critique envers soi-même concernant l'écriture).