Terrier se fit monter une
bouteille de J & B, de la glace et un pack de ginger
ale, ainsi qu'un annuaire du département. Il se versa un verre,
prit le téléphone et appela Anne.
— Anne Schrader à
l'appareil, dit-elle, j'écoute.
— C'est Martin, dit
Terrier.
— Allô ? Quel
numéro demandez-vous ?
— Anne, c'est Martin
Terrier. Je suis en ville.
— Il y a erreur, dit la
voix neutre, et Anne coupa la communication.
Terrier poussa un soupir
léger. Après un instant d'immobilité, il consulta l'annuaire à la
rubrique professionnelle, trouva le numéro de l'entreprise Freux de
matériel électrique. (Il s'agissait en fait d'une petite usine
utilisant exclusivement de la main-d’œuvre féminine pour monter
des électrophones à partir de platines fabriquées ailleurs.) Il
appela et demanda Félix Schrader. On lui demanda de la part de qui.
Il se nomma. On lui passa Félix.
— Tintin !
s'exclama Félix Schrader. Martin Terrier ! C'est vraiment toi ?
Où es-tu ? (Sa voix était mal placée. Il essayait de jouer
les barytons et dérapait vers la haute-contre à la fin de chacune
de ses exclamations.)
En ville. Je suis revenu.
— Revenu ? Pour de
bon ?
— Je ne sais pas
encore.
— Formidable !
(Félix paraissait vraiment content.) On se boit un pot ?
Attends ! (Terrier attendit.) Ça te dirait de venir bouffer à
la maison ? demanda Félix après un instant.
— Je crains d'abuser.
Félix dit à Terrier que
pas du tout, pas du tout, faut venir, ce soir-même.
— Dis-donc,
demanda-t-il, tu sais que j'ai épousé Anne Freux ?
— On m'a dit.
Compliments.
— Pas de quoi. Je vais
te donner l'adresse. Huit heures ce soir, d'accord ? Terrier dit
que c'était d'accord, nota l'adresse. Il s'étendit sur le lit, son
verre à portée de la main, ses mains sous sa nuque. Plus tard il
s'éveilla brusquement, baigné de sueur et la bouche pâteuse.
Jean-Patrick Manchette,
La position du tireur couché, Gallimard, 1981.
Raconter toute une
histoire du point de vue d'un type dans la tête duquel on n'est pas.
Comme au cinéma. Ça me dépayse.
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