vendredi 30 octobre 2015

une souplesse merveilleuse



Je n’ai pas pu m’en empêcher, je suis allé au bureau, à mon habitude je me suis profondément incliné devant M. Benjamenta, et je lui ai parlé de la façon suivante : « J’ai des bras, des jambes et des mains, monsieur Benjamenta, et je voudrais travailler, c’est pourquoi je me permets de vous prier de me procurer le plus tôt possible une place et un salaire. Vous avez toutes sortes de relations, je le sais. Vous recevez les patrons les plus distingués, des gens qui portent une couronne au revers de leur manteau, des officiers traîneurs de sabres tranchants, des dames dont la traîne s’approche avec un bruissement de vagues ricanantes, des femmes d’un certain âge pourvues d’une fortune énorme, des vieillards qui paient un demi-sourire d’un million, des gens de qualité, mais sans esprit, des gens qui roulent en automobile, en un mot, monsieur le Directeur, le monde vient chez vous. » – « Prends garde à ne pas devenir insolentes, me dit-il pour m’avertir, mais je ne sais pourquoi, je n’avais plus du tout peur de ses poings, et je continuai, les mots me sortant tout seuls de la bouche : « Procurez-moi à tout prix une quelconque activité qui me stimule. D’ailleurs mon opinion est la suivante : n’importe quelle activité stimule. J’ai déjà tant appris chez vous, monsieur le Directeur. » – Il dit tranquillement : « Tu n’as encore rien appris du tout. » Mais je repris le fil et continuai : « Dieu lui-même m’a ordonné de me lancer dans la vie. Mais qui est Dieu ? Vous êtes mon Dieu, monsieur le Directeur, si vous me permettez d’aller gagner argent et considération. » Il se tut un instant, puis il dit : « Tâche maintenant de déguerpir. Sur-le-champ. » Cela m'irrita terriblement. Je m’écriai en haussant la voix : « Je vois en vous un homme remarquable, mais je me trompe, vous êtes aussi banal que l’époque dans laquelle vous vivez. Je vais descendre dans la rue et j’attaquerai le premier venu. On me force à devenir criminel. » – Je reconnus le danger suspendu sur ma tête. Dans le même temps que je prononçais les derniers mots, j’avais bondi à la porte et là, je criai sur un ton rageur : « Adieu, monsieur le Directeur », puis je me glissai dehors avec une souplesse merveilleuse. Je m’arrêtai dans le corridor et collai l’oreille au trou de la serrure. Pas le plus petit bruit dans le bureau. J’allai dans la salle de classe et me plongeai dans la lecture du livre Quel est le but de l’école de garçons Benjamenta ?


Robert Walser, l’Institut Benjamenta, traduit par Marthe Robert.


4 commentaires:

  1. Bonjour, je me disais en lisant l'article de Chevillard qu'il (Walser) avait peut-être encore plus inspiré (que Kafka) votre personnage de Pas Liev - mais je peux me tromper ?

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    1. Précisément, dans une chronique que j'ai trouvé très juste (même si ce n'est pas à moi de le dire), Nikola Delescluse fait aussi le rapprochement avec Walser (c'est ici : http://blog.paludes.fr/public/Radio2015/Annocque-PasLiev-Critique.mp3 ). Je n'y avais pas pensé moi-même, mais en effet : c'est notamment dans le personnage (et aussi dans la tension vers sa fin) que Pas Liev, se démarque nettement de Kafka, et la "bonne volonté de Liev peut faire penser aux personnages de Walser.
      Merci pour votre lecture.

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    2. (A propos de Pas Liev :) C'est vraiment votre meilleur livre. Bravo. Je déplore un tout petit peu qu'à mi-livre on s'impatiente un peu de ce qui va se passer, et qu'on se prenne un peu dans les mots plutôt que dans les idées mais la fin (l'image finale) et l'idée générale emporte le tout. Je suppose qu'avec un autre éditeur (ce n'est pas que je ne respecte pas Quidam mais ils font ce qu'ils peuvent, avec le temps qu'ils ont), on vous aurait peut-être fait couper une partie de la deuxième moitié pour en faire une nouvelle longue mais comme ce ne serait pas vendeur, personne (et pas même vous) ne le fera. A l'avenir (improbable dans ces conditions) de la littérature !... Et encore merci pour cette rafraîchissante lecture qui cousine avec Kafka, Walser, Pons et peut-être Bartleby, en y rajoutant un petit quelque chose – ce je ne sais quoi de fluctuant entre la réalité et la fiction, ce parasitage du personnage au profit de son double, ou encore de l'image que l'on a de soi-même au détriment de son moi - enfin bref, quelque chose qui ne s'exprime pas avec des mots mais qui concourt par là même à faire de l'oeuvre une oeuvre d'art.

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