mardi 27 octobre 2015

Le silence me rendait intéressant.



Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient.
La semaine dernière, il s’en était fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère.

Je contemplai le fleuve, en songeant à la monnaie gauloise qui devait se trouver au fond, lorsqu’une tape sur l’épaule me fit lever le coude, instinctivement.
Je me retournai, gêné d’avoir eu peur.
En face de moi, il y avait un homme avec une casquette de marinier, un bout de cigarette dans la moustache et une plaque d’identité rouillée au poignet.
Comme je ne l’avais pas entendu venir, je regardai ses pieds : il était chaussé d’espadrilles.
 Je sais que vous voulez mourir, me dit-il.
Je ne répondis pas : le silence me rendait intéressant.
– Je le sais.
Je levai les yeux le plus haut possible, pour les faire pleurer.
– Oui, je le sais.
Mes yeux ne pleurant pas, je les fermai. Il y eut un silence, puis je murmurai :
– C’est vrai, je veux mourir.
La nuit tombait. Des becs de gaz s’allumaient tout seuls. Le ciel n’était éclairé que d’un côté.
L’inconnu s’approcha et me dit à l’oreille :
 Moi aussi, je veux mourir.
D’abord, je crus qu’il plaisantait ; mais comme ses mains tremblaient, je craignis subitement qu’il ne fût sincère et qu’il ne m’invitât à mourir avec lui.
– Oui, je veux mourir, répéta-t-il.
– Allons donc !
– Je veux mourir.
– Il faut espérer en l’avenir.
J’aime les mots « espérer » et « avenir » dans le silence de mon cerveau, mais dès que je les prononce, il me semble qu’ils perdent leur sens.
Je pensai que le marinier éclaterait de rire. Il ne broncha pas.
– Il faut espérer.
– Non… non…
Je me mis à parler sans arrêt pour le dissuader de mourir.
Il ne m’écouta pas. Le corps droit, la tête baissée, les bras pendants, il avait l’air d’un banquier ruiné.
Heureusement, il paraissait avoir oublié que j’avais eu, moi aussi, l’intention de me tuer. Je me gardai bien de le lui rappeler.
– Partons, dis-je, avec l’espoir de quitter les quais.
– Oui, allons sur la berge.
Tout à l’heure, la pierre du parapet avait glacé mes coudes. Maintenant, le froid gagnait mon corps.
– Sur la berge ? demandai-je.
– Oui… il faut mourir.
– Il fait trop sombre à présent. Nous reviendrons demain.


Emmanuel Bove, Mes amis, éditions de l’Arbre vengeur, p. 106 à 108.

Car en effet les éditions de l’Arbre vengeur ont l’excellente idée de republier ce premier roman trop oublié d’Emmanuel Bove ; et quel délice, mes amis, quel délice que tout ce malheur !


2 commentaires:

  1. Un petit air d' "en attendant ̶g̶o̶d̶o̶t̶ la mort"...

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    1. Beckett goûtait justement chez Bove le sens du détail touchant.

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