[…]
En effet, il arrive quelquefois que le liquide propre et homogène du
crâne, la cervelle sollasi (comme nous l’appellerions)
s’altère. J’ai pu voir moi-même de ces substances corrompues et
moisies que j’appelle des composés organiques recouvrir le sol propre en
de nombreux endroits. Ces substances périmées, toxiques,
peuvent pénétrer dans la tête des Sollasis et empoisonner leur
organe de la réflexion. Dans de tels cas un épais dépôt visqueux
précipite sur la paroi dorée du crâne, il trouble la pureté de la
lentille de l’œil, les rayons extérieurs ne sont plus en mesure de
pénétrer le cerveau mais, se réfractant dans ce dépôt translucide, ils
altèrent la vraie image des choses, ils créent de fausses
notions. Un Sollasi souffrant ainsi peut être identifié par ses yeux
alors tournés vers l’intérieur ; ses paroles perturbées et fiévreuses
prouvent qu’il voit son propre cerveau à la place
du monde qu’il devrait voir, et il parle de son cerveau, de cet
instrument simple et insignifiant qui ne vaut quelque chose que par son
emploi, comme si celui-ci était lui-même un univers.
Frigyes Karinthy, Farémido, le cinquième voyage de Gulliver, Cambourakis,
2013, p. 48-49.
Paru en 2013 en France grâce aux éditions Cambourakis, c’est en 1916 qu’est paru en Hongrie cet addenda aux Voyages de
Gulliver, sous la plume de Frigyes Karinthy ; à la fois tout à
fait dans le ton de son illustre aîné et en même temps ancré dans le
présent puisque c’est en pleine première guerre
mondiale que Gulliver, revenu de son dernier voyage chez les
Houyhnhnms et parfaitement inconscient d’avoir laissé passer plus de
deux siècles (Karinthy oublie volontiers ce détail inintéressant
avec une élégante désinvolture), se retrouve sur Farémido après
avoir tenté une fuite inespérée en hydravion. Chez les Sollasis,
habitants de Farémido dont le langage est musical, la vie est une
maladie et les êtres vivants des germes pathogènes, susceptibles
d’altérer passagèrement les mécaniques merveilleuses et quasi-éternelles
que sont les Sollasis, comme on le voit dans le passage
ci-dessus.
Si j’ai choisi ce passage, c’est sans doute à cause d’une sorte d’ironie du sort : Frigyes Karinthy (lequel est aussi,
rappelons-le, le père de l’auteur du formidable Epépé qui ressort ces jours-ci chez Zulma) sera vingt ans plus tard, à
l’occasion d’une tumeur au cerveau – pardonnez-moi ce ton léger que je lui emprunte – l’auteur d’un mémorable Voyage autour de mon crâne, ouvert comme un œuf à la coque parfaitement éveillé pour les besoins de
l’opération.
(Et si j’ai choisi ce passage, c’est aussi parce que moi aussi j’ai souvent du mal à faire la différence entre ce que je vois à
l’extérieur et ce que je vois à l’intérieur.)
Merci enfin à Didier da Silva, sans qui cette
ironie du sort aurait pu m’échapper.
(Je te remercie de mon côté pour le discret teasing — même s'il est un peu tôt pour ça ? (moi, je n'ose pas encore (après tout, je viens tout juste d'achever la correction des épreuves...)))
c'est vous aussi ?