mercredi 16 octobre 2013

ses yeux tournés vers l’intérieur


[…] En effet, il arrive quelquefois que le liquide propre et homogène du crâne, la cervelle sollasi (comme nous l’appellerions) s’altère. J’ai pu voir moi-même de ces substances corrompues et moisies que j’appelle des composés organiques recouvrir le sol propre en de nombreux endroits. Ces substances périmées, toxiques, peuvent pénétrer dans la tête des Sollasis et empoisonner leur organe de la réflexion. Dans de tels cas un épais dépôt visqueux précipite sur la paroi dorée du crâne, il trouble la pureté de la lentille de l’œil, les rayons extérieurs ne sont plus en mesure de pénétrer le cerveau mais, se réfractant dans ce dépôt translucide, ils altèrent la vraie image des choses, ils créent de fausses notions. Un Sollasi souffrant ainsi peut être identifié par ses yeux alors tournés vers l’intérieur ; ses paroles perturbées et fiévreuses prouvent qu’il voit son propre cerveau à la place du monde qu’il devrait voir, et il parle de son cerveau, de cet instrument simple et insignifiant qui ne vaut quelque chose que par son emploi, comme si celui-ci était lui-même un univers.
 
Frigyes Karinthy, Farémido, le cinquième voyage de Gulliver, Cambourakis, 2013, p. 48-49.
 
Paru en 2013 en France grâce aux éditions Cambourakis, c’est en 1916 qu’est paru en Hongrie cet addenda aux Voyages de Gulliver, sous la plume de Frigyes Karinthy ; à la fois tout à fait dans le ton de son illustre aîné et en même temps ancré dans le présent puisque c’est en pleine première guerre mondiale que Gulliver, revenu de son dernier voyage chez les Houyhnhnms et parfaitement inconscient d’avoir laissé passer plus de deux siècles (Karinthy oublie volontiers ce détail inintéressant avec une élégante désinvolture), se retrouve sur Farémido après avoir tenté une fuite inespérée en hydravion. Chez les Sollasis, habitants de Farémido dont le langage est musical, la vie est une maladie et les êtres vivants des germes pathogènes, susceptibles d’altérer passagèrement les mécaniques merveilleuses et quasi-éternelles que sont les Sollasis, comme on le voit dans le passage ci-dessus.
Si j’ai choisi ce passage, c’est sans doute à cause d’une sorte d’ironie du sort : Frigyes Karinthy (lequel est aussi, rappelons-le, le père de l’auteur du formidable Epépé qui ressort ces jours-ci chez Zulma) sera vingt ans plus tard, à l’occasion d’une tumeur au cerveau – pardonnez-moi ce ton léger que je lui emprunte – l’auteur d’un mémorable Voyage autour de mon crâne, ouvert comme un œuf à la coque parfaitement éveillé pour les besoins de l’opération.
(Et si j’ai choisi ce passage, c’est aussi parce que moi aussi j’ai souvent du mal à faire la différence entre ce que je vois à l’extérieur et ce que je vois à l’intérieur.)
Merci enfin à Didier da Silva, sans qui cette ironie du sort aurait pu m’échapper.
http://www.cambourakis.com/IMG/gif/Faremido-couv.gif

Commentaires

La saga Karinthy continue ! 
(Je te remercie de mon côté pour le discret teasing — même s'il est un peu tôt pour ça ? (moi, je n'ose pas encore (après tout, je viens tout juste d'achever la correction des épreuves...)))
Commentaire n°1 posté par Didier da le 17/10/2013 à 08h18
Ah mais je n'y suis pour rien si l'ironie du sort a frappé ce malheureux Frigyes et si c'est toi qui me l'as fait connaître. Moi je ne fais qu'écrire sous sa dictée, à l'ironie du sort.
Réponse de PhA le 17/10/2013 à 16h50
Ce style de livre m'est très familier. Merci pour le partage :)
Commentaire n°2 posté par Evénement Socrate de Paulin Ismard le 17/10/2013 à 10h13
http://www.eklablog.com/
c'est vous aussi ?
Commentaire n°3 posté par lopap le 17/10/2013 à 16h32
Je ne suis pas sûr de comprendre votre question mais je l'aime beaucoup.
Réponse de PhA le 17/10/2013 à 16h55

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