samedi 26 octobre 2013

Mon jeune grand-père (14)

Le 30 janvier 1917 - Mes chers parents.
Je n’ai pas reçu grand’chose de vous ces quatre derniers jours ; j’ai reçu la carte de papa du 15 (ou du 16, c’est difficile à décider) et sa lettre du 17. Le temps vraiment doit passer très lentement. Je le sens qui peine à passer. C’est pour ça sans doute que sur cette carte l’écriture est un peu moins serrée, plus élégante aussi : parce que le temps passe si peu qu’il y a de moins en moins à dire et tout le temps pour bien écrire. Et l’écriture décidément est bien plus lisible et plus jolie que celle de mon père, sans parler de la mienne. Comme colis j’ai reçu un kg de pain du 6 janvier et le colis poste n° 6. Avant lui, il y a encore le 5 à arriver (je lis plutôt « il y a encore 15 à arriver » mais je corrige d’après le contexte), j’espère qu’il n’en se perdra pas trop (ce genre d’étourderie est tout à fait exceptionnel) et qu’ils ne seront pas trop abîmés. Je suis bien content que tu aies écrit au commandant. Je serai très heureux de recevoir de ses nouvelles. Pour les personnes qui demandent à ce que j’écrive en pays envahis (comme un frisson à la lecture de ces deux mots qui tranchent par leur ton), répondez-leur ce qui est l’exacte vérité, que je ne le peux pas, que cela m’est formellement interdit de servir d’intermédiaire. Toute cette soudaine insistance, je ne peux m’empêcher de la lire comme l’expression de l’empêchement de dire. Toutes ces cartes ne diront jamais ce qu’Edmond voudrait vraiment dire, parce que c’est impossible, parce que c’est interdit, parce qu’il y a un regard par-dessus son épaule. Aujourd’hui il y a un autre regard par-dessus son épaule, le mien, et même le vôtre par-dessus le mien, qui au contraire attend qu’il dise ce qu’il voudrait vraiment dire, qui essaie de lire à travers les mots ; mais c’est trop tard, les mots ne disent que ce qu’ils disent ; d’ailleurs même sans ce regard allemand les mots pourraient-ils faire mieux quand ils ne sont là que par procuration ? Tout à l’heure, dans quelques lignes que je n’ai pas encore lues, je sais déjà qu’Edmond embrassera bien fort ses parents, mais qu’en réalité il ne fera que dire qu’il les embrasse, parce que faire est impossible ; et en même temps me reviendront en mémoire quelques souvenirs de lecture de pragmatique linguistique, et le titre d’un chapitre d’un livre d’Alain Berrendonner « Quand dire équivaut à faire », reprise critique du Quand dire c’est faire d’Austin, me paraîtra à la fois juste et triste. Le froid continue à être très vif, il gèle et il neige. Cela ne m’empêche pas cependant de faire une petite promenade le matin. J’écris aujourd’hui à ma tante Maria. (C’est bien « Maria » que je lis. Ce mystère n’est toujours pas résolu.) Nous avons mangé hier une boîte de blanquette de veau, c’est épatant et puis ça change. D a reçu l’autre jour un jeu d’oie, nous faisons de longues parties avec nos voisins, cela nous amuse beaucoup il faut peut de chose pour nous distraire en ce moment. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille Votre fils qui vous aime de tt son cœur. Edmond

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