Dans
les dictatures, les livres non conformes, on les interdit. Parfois on
les brûle. On fait même disparaître leurs auteurs.
C’est mal. Le mal a toutefois cet avantage d’éclaircir les horizons,
de dégager la visibilité : le bien, c’est combattre ce mal. Les livres,
pour avoir une chance d’être lus, doivent
procéder d’une stratégie de l’évitement ; c’est le travail de la
forme, que la situation conditionne et auquel elle donne un sens. Un
sens.
Dans
les démocraties marchandes, les livres ne gênent personne. Libre à eux
de proliférer. Qu’ils dénoncent, avec tout le talent
possible, ladite démocratie marchande, celle-ci les remerciera : la
tolérance de la démocratie marchande à l’égard des livres qui la
critiquent est sa propre confirmation en tant que
démocratie et lesdits livres n’en deviendront qu’une marchandise
d’autant plus vendable. Déclarés conformes malgré eux.
On peut aussi avoir l’ambition d’écrire des livres différemment non conformes. Rien ne nous en empêchera. Au contraire, c’est
même bien vu. Bien sûr, pour les raisons évoquées hier,
ils feront
d’assez mauvaises marchandises. On pourrait espérer faire de leur
insuccès même un argument contre la société du tout-marchand, mais non.
Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.
La
démocratie marchande, parce qu’elle est marchande, encourage
naturellement la production de livres qui font de bonnes
marchandises. Peu importe leur qualité en tant que livres, pourvu
que subsiste leur qualité en tant que marchandises. De toutes manières,
pour que subsiste leur qualité en tant que marchandises,
il faut bien qu’ils aient au moins l’air d’avoir une qualité en tant
que livres. Comme pour toute marchandise, l’apparence suffit. On y
veille.
Il existe en effet des critères bien établis
pour qu’un livre
ait l’air d’avoir des qualités en tant que livre. Ces critères sont
tellement bien établis qu’on n’est même pas obligé d’avoir conscience en
écrivant un tel livre qu’on ne fait que se conformer à
ces critères.
A
force bien sûr il se peut que le public ait des doutes quant à la
qualité de ces livres même en tant que marchandises. Il
suffit alors, pour l’éditeur qui en a les moyens, d’augmenter la
quantité de livres publiés, ainsi sur cette quantité il s’en trouvera
bien pour fonctionner honorablement en tant que
marchandises. Il se peut même que, parmi ceux-là, comme la
marchandisation du livre n’est pas une science exacte, se glisse un
livre a priori non conforme. Par exemple un livre que j’aime. C’est
toujours une bonne chose : il vient ainsi confirmer la viabilité du
système.
Les
autres livres non conformes disparaissent dans la quantité toujours
accrue des livres publiés. Le public n’a pas le temps de
voir en quoi leur non-conformité était peut-être intéressante. Il
n’a même pas le temps de voir qu’ils étaient non conformes. La
non-conformité n'est pas forcément spectaculaire. Elle est parfois
très discrète. Et peut-être après tout n’étaient-ils pas tellement
non conformes, ces livres, on ne le saura jamais.
On
ne le saura jamais parce qu’il y a d’autres manières de disparaître
pour les livres non conformes que les autodafés ;
nous vivons en effet dans une démocratie marchande et non sous une
dictature. Des manières plus discrètes qui ne choquent que quelques
personnes un peu sentimentales. Par exemple n’exister en
librairie qu’à raison d’un exemplaire en rayon pendant trois
semaines tandis que le livre bien conforme s’entasse en piles savamment
branlantes et bien en évidence. C’est beaucoup moins
spectaculaire en effet qu’un autodafé, qui est une espèce de fête.
Ça passe même complètement inaperçu, puisque, précisément, il n’y a rien
à voir.
Les
autodafés ont la capacité d’émouvoir les foules, en souvenir de nos
dictatures passées. (On ne manquera pas de profiter de
l’occasion pour remercier les dictatures présentes d’exister : elles
n’existent que pour nous rappeler notre chance de vivre dans une
démocratie marchande et la vanité de nos remises en
question.) On devrait peut-être rassembler quelques-uns des livres
auxquels on tient le plus, se mettre à plusieurs pour en faire le plus
gros tas possible, et les brûler en place publique. Ça
aurait peut-être une chance de susciter une émotion. Mais il n’est
pas dit que ce serait bien compris, ou bien utile.
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