« Evidemment,
c’était une très grosse truite – quatre livres, peut-être cinq –, de la
couleur de la nuit tombante, qui se
tenait sous une mince lame d’eau, à mes pieds. Elle avait la Willow
piquée, minuscule, dans la lèvre supérieure et je voyais le blanc pur,
nacré de sa gueule qui s’ouvrait et se fermait
spasmodiquement. Elle était sans doute fatiguée mais pas assez pour
me montrer son flanc. Un dernier détail mérite d’être signalé. Elle n’a
pas fait ce que toutes les truites tentent lorsque,
rendues pourtant, épuisées, elles aperçoivent leur adversaire –
repartir éperdument, consumer dans un ultime accès de frénésie leurs
ultimes forces. De même qu’elle s’était contentée de tirer
avec la constance d’un fleuve, elle ondulait devant moi ni plus ni
moins que l’eau paisible du soir. Je n’avais pas d’épuisette. Le bord
était à quarante mètres. J’ai commis la deuxième faute, à
deux reprises. Je lui ai pris la nuque. Elle s’est dégagée d’un seul
mouvement brusque, très rapide, offensé. On est incorrigible. J’ai
recommencé. Même fulgurante dérobade qui a eu pour effet,
celle-ci, de briser net le fil à l’anneau de la mouche. Elle était
libre, maintenant, mais elle ne s’en allait pas. Je la regardais de tous
mes yeux. Je la voyais très clairement, encore. Je
n’avais pas compris. Je ne voulais pas. Ça a duré. Ça dépendait de
moi. Ce moment aurait pu se prolonger indéfiniment. Nous serions entrés
ensemble dans la grande temporalité. L’image était déjà
légèrement brouillée quand j’ai tendu pour la troisième fois la
main à travers la lame d’eau. J'ai effleuré le grands corps noir rebelle
et c'est à cet instant, seulement, que la truite a
disparu, emportant la Willow dont elle souhaitait peut-être
simplement se parer, comme les belles des salons meublés de guéridons et
de bonheurs-du-jour, jadis, s’appliquaient au-dessus de la
lèvre une mouche noire – Mole fly. J’y voyais de moins en moins. La
nuit était venue. Je chialais comme un veau et ça ne faisait jamais
qu’un peu plus d’eau dans l'eau. J’ai attendu que ça passe
et je suis rentré. »
Pierre Bergounioux, La Ligne p.67-69,
Verdier, 1997.
La Ligne, c’est bien celle du pêcheur, mais du titre la pêche est
absente. C’est évidemment que l’omniprésent sujet – la pêche – n’est pas
l’essentiel. Il n’est omniprésent que par la fatalité : celle des
origines. Fils d’un père pêcheur, et du côté maternel petit-fils d’un
grand-père pêcheur – deux hommes cependant de natures
si contraires* –, le jeune Bergounioux, qui ne se prénomme pas
Pierre pour rien, ne pouvait que devenir pêcheur à son tour, tentant en
sa personne de concilier les humeurs inconciliables.
La Ligne est à la fois
quête des origines et quête du sens, le sens de la présence de ces
hommes au bord de l’eau, feignant avec leurs « mouches
feintes » de croire que le poisson est l’essentiel alors qu’il n’est
« qu’un leurre, et tout ce qu’on peut dire à ce propos est trompeur,
inutile, sans le moindre intérêt. »
Emblématique à cet égard, le premier triomphe véritable du jeune
pêcheur. Non pêcheur soi-même, on est avec lui pourtant, pris dans le
même désir : « Les vandoises étaient là. Elles
faisaient des ronds, au soleil, exhibaient d’indolentes nageoires,
se croyaient hors d’atteinte, au-dessus de tout et le montraient avec
ostentation. On a été à portée. Tout, de nouveau, allait,
et il n’y aurait pas, cette fois-ci, de ma part, la moindre faute. »
Pourtant, dès lors qu’en effet il a commencé à les prendre « à la
queue-leu-leu », il y a chez le jeune Pierre
comme chez nous une déception, le soupçon que l’accomplissement sera
ailleurs que dans cette pêche miraculeuse. Le sujet en effet est
ailleurs, presque en fuite ; la pêche en tout cas
n’était qu’un leurre, au mieux une image ; même si comme l’auteur on
a « horreur du poisson », au moins il reste la littérature.
*
« Du côté paternel, on était ivre de bile noire, amer et maigrelet,
opiniâtre, sédentaire, continuellement désespéré. De
l’autre, les songes l’emportaient. Ça donnait des figures amincies,
mobiles, lancées haut dans les airs, imaginatives et ensoleillées. Bref,
les traits les plus contraires, les êtres les moins
conciliables qui se puissent imaginer. »
Bien sûr ce texte vaut aussi par ce qui occupe quasiment toute l'oeuvre de Bergou : les origines...
Très bel article, Philippe, au sujet de celui - que j'appelle in petto familièrement "Bergou" - dont chaque opus enchante, quel qu'en soit le sujet, tant sa langue est belle et maîtrisée. Je me souviens de mon ébahissement la première fois que je l'ai entendu parler... exactement comme il écrit, c'est renversant ! Heureux, les élèves qui pouvaient l'écouter leur parler ainsi à l'esprit et au coeur !