mardi 5 février 2013

La ligne Bergounioux


« Evidemment, c’était une très grosse truite – quatre livres, peut-être cinq –, de la couleur de la nuit tombante, qui se tenait sous une mince lame d’eau, à mes pieds. Elle avait la Willow piquée, minuscule, dans la lèvre supérieure et je voyais le blanc pur, nacré de sa gueule qui s’ou­vrait et se fermait spasmodiquement. Elle était sans doute fatiguée mais pas assez pour me montrer son flanc. Un dernier détail mérite d’être signalé. Elle n’a pas fait ce que toutes les truites tentent lorsque, rendues pourtant, épui­sées, elles aperçoivent leur adversaire – repartir éperdument, consumer dans un ultime accès de frénésie leurs ultimes forces. De même qu’elle s’était contentée de tirer avec la constance d’un fleuve, elle ondulait devant moi ni plus ni moins que l’eau paisible du soir. Je n’avais pas d’épuisette. Le bord était à quarante mètres. J’ai commis la deuxième faute, à deux reprises. Je lui ai pris la nuque. Elle s’est dégagée d’un seul mouvement brusque, très rapide, offensé. On est incorrigible. J’ai recommencé. Même fulgu­rante dérobade qui a eu pour effet, celle-ci, de briser net le fil à l’anneau de la mouche. Elle était libre, maintenant, mais elle ne s’en allait pas. Je la regardais de tous mes yeux. Je la voyais très clairement, encore. Je n’avais pas compris. Je ne voulais pas. Ça a duré. Ça dépendait de moi. Ce moment aurait pu se prolonger indéfi­niment. Nous serions entrés ensemble dans la grande temporalité. L’image était déjà légère­ment brouillée quand j’ai tendu pour la troi­sième fois la main à travers la lame d’eau. J'ai effleuré le grands corps noir rebelle et c'est à cet instant, seulement, que la truite a disparu, emportant la Willow dont elle souhaitait peut­-être simplement se parer, comme les belles des salons meublés de guéridons et de bonheurs-du-­jour, jadis, s’appliquaient au-dessus de la lèvre une mouche noire – Mole fly. J’y voyais de moins en moins. La nuit était venue. Je chialais comme un veau et ça ne faisait jamais qu’un peu plus d’eau dans l'eau. J’ai attendu que ça passe et je suis rentré. »
 
Pierre Bergounioux, La Ligne p.67-69, Verdier, 1997.
 
 
Couverture 
La Ligne, c’est bien celle du pêcheur, mais du titre la pêche est absente. C’est évidemment que l’omniprésent sujet – la pêche – n’est pas l’essentiel. Il n’est omniprésent que par la fatalité : celle des origines. Fils d’un père pêcheur, et du côté maternel petit-fils d’un grand-père pêcheur – deux hommes cependant de natures si contraires* –, le jeune Bergounioux, qui ne se prénomme pas Pierre pour rien, ne pouvait que devenir pêcheur à son tour, tentant en sa personne de concilier les humeurs inconciliables. La Ligne est à la fois quête des origines et quête du sens, le sens de la présence de ces hommes au bord de l’eau, feignant avec leurs « mouches feintes » de croire que le poisson est l’essentiel alors qu’il n’est « qu’un leurre, et tout ce qu’on peut dire à ce propos est trompeur, inutile, sans le moindre intérêt. » Emblématique à cet égard, le premier triomphe véritable du jeune pêcheur. Non pêcheur soi-même, on est avec lui pourtant, pris dans le même désir : « Les vandoises étaient là. Elles faisaient des ronds, au soleil, exhibaient d’indolentes nageoires, se croyaient hors d’atteinte, au-dessus de tout et le montraient avec ostentation. On a été à portée. Tout, de nouveau, allait, et il n’y aurait pas, cette fois-ci, de ma part, la moindre faute. » Pourtant, dès lors qu’en effet il a commencé à les prendre « à la queue-leu-leu », il y a chez le jeune Pierre comme chez nous une déception, le soupçon que l’accomplissement sera ailleurs que dans cette pêche miraculeuse. Le sujet en effet est ailleurs, presque en fuite ; la pêche en tout cas n’était qu’un leurre, au mieux une image ; même si comme l’auteur on a « horreur du poisson », au moins il reste la littérature.
 
 
* « Du côté paternel, on était ivre de bile noire, amer et maigrelet, opiniâtre, sédentaire, continuellement désespéré. De l’autre, les songes l’emportaient. Ça donnait des figures amincies, mobiles, lancées haut dans les airs, imaginatives et ensoleillées. Bref, les traits les plus contraires, les êtres les moins conciliables qui se puissent imaginer. »
 
Juin 2007


Commentaires

Il y a beaucoup de truites, pas seulement celle de Schubert:il y a aussi celle de Jérôme.K.Jérôme, dans "3 hommes dans un bateau..."
Commentaire n°1 posté par Lza le 06/02/2013 à 09h57
J'y goûterais volontiers à l'occasion.
Réponse de PhA le 06/02/2013 à 17h41
J'aime le poisson, mais je n'en mangerais jamais s'il me fallait, non seulement le pêcher, mais encore lui ôter cruellement l'hameçon de la bouche...  
Bien sûr ce texte vaut aussi par ce qui occupe quasiment toute l'oeuvre de Bergou : les origines...
Très bel article, Philippe, au sujet de celui - que j'appelle in petto familièrement "Bergou" - dont chaque opus enchante, quel qu'en soit le sujet, tant sa langue est belle et maîtrisée. Je me souviens de mon ébahissement la première fois que je l'ai entendu parler... exactement comme il écrit, c'est renversant ! Heureux, les élèves qui pouvaient l'écouter leur parler ainsi à l'esprit et au coeur !
Commentaire n°2 posté par Françoise Granger le 06/02/2013 à 10h17
Oui, cette ligne est un bel écho au Grand Sylvain, par exemple.
Réponse de PhA le 06/02/2013 à 19h41

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