J’étais
en toi, autonome et libre de mes pensées, mais reclus en toi. Les
rabbins m’avaient exilé au hasard à l’intérieur sans
issue d’une personne qu’ils ne connaissaient pas, et qui vivait loin
d’eux, terriblement loin dans l’espace et dans le temps. Ce que tu
disais ou pensais arrivait dans ma cellule, avec de longs
intervalles de silence, sous forme de paroles que j’avais du mal à
recevoir et à comprendre, mais qui éveillaient en moi une douloureuse
nostalgie de fraternité à ton égard. Je m’accroupis contre
le mur et je me mis à avancer. Tu ne m’avais pas appelé, mais il me
semblait que cette circulation était une manière de te répondre. Sans
hâte ainsi je fis plusieurs fois le tour de notre cachot.
Ma main droite touchait la paroi, j’avais choisi le sens contraire à
celui des aiguilles d’une montre. Je fis un cinquième tour, puis deux
encore. Ton discours souvent s’éteignait pendant
quelques heures, puis il reprenait. Peut-être ce rythme était-il en
relation avec l’écoulement de tes nuits. Moi, je continuais à avancer.
Lorsque le septième tour fut accompli, je me remis en
position assise, le dos collé au mur. Tu venais de recommencer à
parler. En dépit des déformations acoustiques, plus aucun obstacle ne
m’empêchait de saisir ton langage. Je me sentais très proche
de toi. Même au fond de l'obscurité, le chiffre sept reste magique.
J’avais dessiné sept cercles avec le mot en bouche, sept cercles à
l’intérieur même de ton corps. Un nouveau lien intime
s’était établi entre nous, plus fort encore que celui qui nous avait
associés pendant la période précédente. Je pouvais accéder à toi depuis
le dedans. J’allais te découvrir, je te découvrais.
Nous n’avions pas besoin de parler pour converser, notre dialogue se
déroulait sous ta mémoire et dans tes rêves. Maintenant, je savais qui
tu étais. J’avais tout à apprendre de ton histoire, qui
n’avait rien à voir avec la mienne. Tu n’étais pas un deuxième
golem, tu appartenais à l’espèce des hominidés, tu étais de sexe
féminin, tu vivais à l’isolement dans un quartier de haute
sécurité, tu étais une guerrière vaincue, pour prendre ta revanche
sur la réalité tu chuchotais des livres, et sans croire à mon existence
tu m’accueillais en toi en tant que personnage
littéraire improbable, en tant que fantasme, en tant que pur
fantasme.
Manuela Draeger, Herbes et golems, l’Olivier, 2012, p. 61-62.
Un livre signé Manuela Draeger paraît – et paru au printemps dernier – et personne ne me dit rien ! Dans quel monde
vivons-nous*.
Celui-ci, avec ses longues listes d’herbes imaginaires et ses introductions tantôt exégéto-carcérales, tantôt
manifesto-programmatiques, me donnerait bien des envies de mise en scène si j’étais metteur en scène.
Manuela Draeger, pour ceux qui n’auraient pas suivi, appartient, comme Lutz Bassmann, à une communauté d’auteurs imaginaires dont l’incarnation visible dans ce monde est appelée
Antoine Volodine. Onze rêve de suie, paru en 2010 à l’Olivier, est une belle
porte d’entrée à son œuvre.
* Ou plutôt dans quel monde vis-je car voici par exemple un article dans Libération par Jean-Didier Wagneur et un autre sur le blog l’Hermite critique, qui vous en diront plus.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire