« Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les
rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme – Dussardier – remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une
cariatide.
Un des agents qui marchaient en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
« Vive la République ! »
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant,
reconnut Sénécal. »
Sans en être du tout spécialiste (je ne l’ai lue que deux ou trois fois, et pas tout récemment – mais à chaque fois avec le plus
vif plaisir), j’aime vraiment beaucoup l’Education sentimentale.
Cependant le passage ci-dessus – on aura reconnu la fin de
l’antépénultième chapitre – ne m’a jamais paru très
convaincant, et même au contraire un peu gros, sans que j’aille
jamais au-delà de cette vague réticence. En relisant le passage, je me
rends compte qu’il n’est qu’à quelques lignes en-dessous du
coup de théâtre qui se présente aux yeux de Frédéric sous les
aspects du couple formé par Louise, dernier lot de consolation envisagé,
et Deslauriers. Cette proximité toutefois n’est pas gênante
en soi : il est temps d’assommer une bonne fois notre héros.
Alors quoi ? Pourquoi cette réticence de lecteur – que peut-être, j’en ai le soupçon, je n’aurais pas forcément éprouvée si
l’auteur n’eût été Flaubert ?
Là je viens de faire une pause, interrompu dans l’écriture de ce billet, et cette interruption a été l’occasion de me rappeler
quelques phrases assassines de Gracq à propos de l’Education sentimentale (à laquelle il préfère nettement Madame Bovary). Du coup je rouvre En lisant en écrivant
et je
lis : « Quelle image mélodramatique inattendue, et qui jure avec la
lente monotonie de l’ouvrage, que celle de Dussardier abattu par Sénécal
sous les yeux de Frédéric ! » (p.
81)
C’est bien mon avis, mais je ne le partage plus au-delà du quatrième mot : la longue histoire qui n’a pas lieu dans
l’Education sentimentale m’a toujours réjoui, par exemple
par la façon dont par exemple Flaubert donne à voir ce que voit Frédéric
tout en suggérant ce qu’il devrait voir, rappelez-vous
l’ombrelle « de Madame Arnoux » ;
et parce qu’au bout du compte, tout cela est vraiment
drôle. Flaubert m’est toujours apparu comme un grand écrivain
comique, et dans les passages relus Gracq ne dit mot de cet humour, lui
qui saura aussi raconter des histoires qui n’ont pas lieu –
mais sans y glisser me semble-t-il l’humour vache de certains de ses
pamphlets. (Je me souviens autrefois comment, dans quelque récurrente
discussion intérieure, à celui qui soutenait que tout
grand auteur ne pouvait être que comique et brandissait les figures
de Stendhal, Flaubert, Proust, Kafka ou Beckett, un autre moi-même
répondait d’accord, mais tout de même il y a Gracq.)
Mais
ce n’est pas là le propos principal de ce billet, je suis un
épouvantable bavard incapable d’en venir au fait. Heureusement
que le hasard m’y ramène – ou plutôt Julien Gracq, puisque c’est lui
encore qui vient l’incarner ; à se demander si le hasard existe. Car à
la page 80 d’En lisant en écrivant, juste
à gauche de la vacherie relevée ci-dessus, voici que j’en lis une
autre visant le même Flaubert et qui se conclut ainsi : « … il y a cent
fois plus de vie pour moi dans Les
Misérables, et dix fois plus dans les Mystères de Paris. »
Or il se trouve que pour des raisons plus ou moins familiales, finalement le hasard existe bien, je suis aussi en ce moment même
plus ou moins dans la lecture des Misérables. Je me faisais
justement la remarque du peu de cas qu’Hugo fait de la vraisemblance
sans qu’au fond le lecteur en soit vraiment choqué :
c’est comme ça que c’est écrit et cela fait partie des codes
tacitement admis d’emblée lorsqu’on en entreprend la lecture. Et c’est
précisément à ce moment-là que je me suis rappelé ma réticence
à propos de l’épisode final Dussardier-Sénécal qui m’a toujours fait
broncher sous la plume de Flaubert quand je n’aurais sans doute pas
réagi, ni peut-être Gracq non plus, si Hugo en avait été
l’auteur.
En avait été l’auteur.
« Le même Flaubert ». (J’ai écrit ça un peu au-dessus, sciemment.)
Voilà ;
la question que je me posais, ou plutôt le propos principal de ce
billet, c’est ceci : Qui tient la
plume ? Flaubert quand il écrit le meurtre de Dussardier par Sénécal
est-il « le même Flaubert » qui raconte comment Frédéric pensant
commettre un adultère ne se rend pas compte
qu’en réalité il en interrompt un autre ? (Oui, j’aime bien cette
ombrelle.) Hugo, par exemple, lu par Flaubert (les Misérables, justement, paraissent peu de temps avant que
Flaubert ne se lance dans son ultime Education sentimentale), ne pourrait-il pas être, n’est-il pas davantage l’auteur de ce passage et n’est-ce pas la raison pour laquelle sa plume
étrangère dérange ma lecture ?
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