On
peut dire que Pierre Peloup fut mon premier amant – après papa – car le
docteur Mars, s’il aimait nous toucher, ne
s’introduisit en nous que plus tard. Il goûtait notre présence
lorsqu’il saillait maman. Il aimait que nous soyons là, Ingrid, Chloé et
moi, ou parfois, l’une d’entre nous seulement, dans la
salle à manger à la grande table cirée, mais un peu comme de petits
anges nus autour d’une Vierge en gloire (maman figurant la Vierge). Nous
assistions donc à leurs ébats – souvent rapides car le
docteur Mars était toujours pressé entre deux de ses visites à des
malades –, assises dans un fauteuil, sous la table lorsqu’il le
désirait, l’aidant d’une main s’il avait ce jour-là quelque
difficulté – ce qui était rare. Il nous arrivait de lui tendre nos
fesses, nos sexes, ou de lui présenter nos bouches, mais il y passait
ses propres mains, sa propre bouche ou son propre sexe
très rapidement.
Maman
était belle avec le docteur Mars : « J’ai un goût immodéré pour lui,
nous disait-elle. Voyez, il suffit qu’il
pénètre dans le vestibule pour que je sois en feu, en larmes,
embrasée, et que je me sente aussitôt comme un violoncelle. » Mais maman
était dans ces dispositions à peu près chaque fois
qu’une visite s’annonçait. Elle avait eu une enfance malheureuse ;
elle avait besoin de folie.
Anne Serre, Petite table, sois
mise !, Verdier, 2012, p. 17.
Notre
vie allait-elle enfin devenir simple, tranquille et heureuse ? Me
retrouver avec Ingrid mariée, c’était comme être
soudain devant une carte, un paysage qu’on déplie du plat de la main
sur une table. Toutes les routes bosselées, tortueuses, à demi ou
entièrement masquées par les replis de la carte froissée,
apparaissaient maintenant clairement dessinées, circulant
paisiblement à travers le paysage. Et c’était la même chose pour la
région des lacs, des montagnes, les bords de mer et les villes :
chaque chose était clairement située, clairement nommée, de sorte
qu’on voyait très bien comment aller de telle ville à telle autre, de
telle plaine à tel bord de mer. On pouvait en calculer
précisément la distance, le temps nécessaire pour accomplir le
voyage, et à chaque nom correspondait une forme, à chaque forme, un nom.
On savait où on était.
Anne Serre, Petite table, sois mise !, Verdier, 2012, p. 56.
Deux
extraits pour marquer le contraste entre les deux parties principales
de ce récit magique : à l’énormité du propos
dans l’évocation de l’enfance comme une longue et joyeuse partouze
familiale (mais en mots autrement élégants) succède l’entrée dans l’âge
adulte comme une entrée en soi-même où les choses
prennent sens tout en nous restant mystérieuses.
J’ai
déjà dû dire sur ce blog que je considère l’histoire, quand il y en a
une, comme faisant partie intégrante de la forme.
Cette façon qu’a l’auteur de raconter ici quelque chose de si
improbable, de si choquant et de manière à ce que l’on ne soit
aucunement choqué mais plutôt réjoui en effet, c’est le moyen détourné
de parvenir à dire quelque chose de si secret que sans doute le
chemin des mots directs n’existe pas, et qu’il y faut le détour du
conte.
« Pendant que nous nous occupions, je pouvais, lorsque je relevais la tête, distinguer au loin les deux flèches noires
d’une cathédrale. Et pour la première fois, quelque chose naquit en moi. » (p. 28)
Pudeur paradoxale.
En relisant le
billet de tout à l’heure (ces Hublots sont si vite écrits que le vent parfois y laisse des fautes), cette idée me traverse l’esprit : pudeur paradoxale. Cette manière d’Anne
Serre de laisser secret ce vers quoi le récit tend et d’à la place proposer à l’intelligibilité immédiate cette débauche bon enfant spectaculaire et réjouissante.
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