Une petite pierre qui lâche, qui gicle sous ton pied et tes jambes sont aspirées vers le haut comme un
renard piégé se retrouve suspendu la tête en bas. Enfin. Tu dévales. Tu rebondis.
La grande glissade.
Tes tissus se déchirent. La pente est brûlante. T’as même le temps de penser que ça dure longtemps. Des étincelles de peau. Un
vacarme. Et le vide, peut-être, quelque part autour.
Puis le silence. Suivi d’une douche de pierres. Des lumières qui tournent.
T’as laissé un bout de toi-même entre les blocs. Première offrande. Ta chair froissée.
Étendu, le cul en feu, tu es vivant au milieu des débris, à quelques pas de la barrière du parking où chaque matin tout
recommence.
C’est un tour de toboggan qui a dérapé. T’as pas pris le sentier bitumé. Ta croupe a fait du hors piste. T’as ouvert une
nouvelle voie vers le parking. Elle portera peut-être ton nom pour les siècles à venir.
Tu ris. T’es seul. T’es heureux. Le moteur du dernier bus démarre. Tu fais signe, étendu comme un ivrogne, recraché par la
pente. Le chauffeur attend, tête baissée, il écoute la radio. Tu rampes jusqu’aux pneus, hilare, le cul en sang.
Les
coudes sur le volant, le chauffeur te laisse te débrouiller, épave qui
monte les marches en râlant. Chaque soir, tu
débarques avec une nouvelle tronche, une nouvelle histoire, un corps
sans esprit, il a toujours fait semblant de ne pas te reconnaître.
Tu
ris dans le bus. T’es seul. Tu cries en t’asseyant. Tu regardes le
chauffeur dans le rétro qui mange un Twix, puis tu perds
presque connaissance. Tu te laisses rouler dans le couloir comme un
sac de pommes de terre percé à l’arrière d’un camion. Tu laisses filer
un gant, ton sac. T’essaies de tout ramasser dans les
virages. Tu roules encore, hilare, avec tes rougeurs de babouin.
Le
chauffeur sait bien que les hauteurs brûlent des neurones mais il
s’inquiète pour son matériel. Il t’ordonne de regagner ta
place. Tu ne bouges plus. Une douleur incroyable de la nuque aux
cuisses. Tout un ruban de peau à reconstituer. Quand tu perds
connaissance pour de bon, dans le couloir du bus, le chauffeur
décide de t’amener à l’hôpital.
Pierre Terzian, Crevasse, Quidam, 2012, p. 116-117.
Non, ce n’est pas du tout un roman sur la montagne, d’ailleurs « crevasse » après tout c’est aussi le subjonctif
imparfait de crever. Je ne sais pas si l’auteur y a pensé
mais la mort au subjonctif va bien à cet anonyme héros dont on suit
l’essentiel d’une vie ratée d’avance, ni Eddy Merckx ni
James Dean, dealer de maquillage ou veilleur de nuit, une solitude
incarnée qu’on aime quand même malgré tout ou grâce à tout ce qu’il fait
pour la rater mieux encore. Une langue musclée, un très
beau premier roman. Poignant, même.
Tiens, je viens de recevoir le Matricule ; dedans il y a justement un article de Richard Blin.
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