4.
Ce très vieil homme qui marchait
quand Furibard et moi avons traversé la place des Vosges, je l’ai
revu quand j’y suis repassé. Il terminait tout juste sa traversée1
qui, j’ai fait le calcul, lui avait donc pris un
quart d’heure (le temps pour moi de suivre Furibard, de poireauter
rue de Turenne, de m’en lasser et de partir). Je l’ai vu tirer de sa
poche un mouchoir chiffonné dans le pli duquel s’était
cachée une pièce de dix francs. Et voilà qu’il la laisse choir sur
le sable où elle brille un moment puis s’éteint, s’écrase sous les pas
lourds d’une femme chargée dont le chemin fait avec
celui du très vieil homme un angle si droit qu’on le dirait tracé à
l’équerre et puis sous les pas légers de trois enfants qui se
poursuivent avant qu’un tout jeune homme l’empoche et l’abandonne
dans le tiroir à pièces de l’autobus numéro 20 d’où, cinq minutes
plus tard, le chauffeur la déloge pour la déposer dans la main d’une
blonde qui, descendue à l’Opéra, l’agite dans son poing
fermé comme un grelot, la conserve, l’échange contre un journal dont
le vendeur flegmatique patiente et la refile à un touriste qui, pour
revenir à Paris, va la lancer aux Tuileries dans un
bassin où, dans la nuit, six patineurs la pêchent pour la glisser
peu après dans la fente d’une machine à sous qui la recrache à minuit
pile dans la main d’un garçon qui s’achète avec une crêpe
jambon-fromage. Enfin – se dit le marchand de crêpes qui tombait de
sommeil – je peux fermer, je peux dormir. Il dort en effet et très
profondément et puis le lendemain, tout frais, dispos, la
pièce, il la prend, il la lance sur le zinc du bistrot Le Byzantin,
rue Réaumur, au coin, où une femme la rempoche, la fait voyager jusqu’à
l’Hôtel de ville et l’établi du marchand de clés en
plein air qui la rend un peu après à un couple enlacé qui
l’introduit un peu plus loin sous le guichet vitré de la poste où, tous
les matins, Furibard vient chercher son
certificat.
– Hé non... Il n'est pas arrivé. Que voulez-vous que je vous dise ?
C’est un très mauvais temps.
L’« année
chagrin », a dit un journaliste. Les Français sont d’accord, paraît-il.
Dans un sondage,
quarante et un pour cent affirment que l’année sera catastrophique.
Bien sûr, il y a le climat général en plus des tracasseries singulières,
le gâchis, les injustices, et c’est assez pour
devenir furibard. Mais s’il y avait pour lui, le jeune homme, autre
chose, de plus précis, un piège particulier, spécialement tendu pour
lui. Il y est tombé, il est au bord. C’est un traquenard,
il ne peut en sortir, il a été dupé et par quelqu’un dont il
n’attendait pas ça, quelqu’un qu’il croyait connaître aussi bien que
lui-même, qu’il connaissait depuis toujours, son frère par
exemple, son frère aîné, de dix ans son aîné, promotion 72. Elles
sont de lui, les lettres dans sa poche. Il les sait par cœur, n’a pas
besoin de les relire, ne les sort dans la rue Vavin que
pour ensemencer sa rage. Elles sont toutes signées du même nom ou
simplement de l’initiale F comme Furibard, François, Fanfan, Fifi,
Fabien, Faby, Francis, Frédéric, Fritz, Fédor, Faustin,
Flavien, Florian, Florent, Florentin, Florimond, Fernand, Ferdinand,
Fortuné, Fortunat, Firmin, Flandrin, Flaminius ou Franck. C’est bon,
Franck. Ton frère Franck en gras, en net et avec le
paraphe, sur la dernière lettre surtout, l’engageante où il dit : je
t’attends, je t’installe, je te montre Paris.
1. Voir page 43.
Danielle Auby, La grande filature, Champ Vallon, 1997, p. 21 à 23.
Non, vous n’aurez pas la page 43 – à moins de passer chez votre libraire.
C’est non sans émotion, outre l’évidente jubilation, que nous avons
découvert ce roman, il y a déjà quelques années. (Oui, je sais, je ne suis pas le roi ; ce nous, c’est juste pour dire que j’étais plusieurs à lire ; le jubilant et
l’ému, par exemple.) Car avant même la page 7 (voir page 7),
c’est aussi toute une partie de ma vie que j’ai revue.
Pas seulement parce que c’est à Robinson que j’ai fait mes premiers
pas, treize ou quatorze mois après ma naissance non loin de
Denfert-Rochereau, et avant que Saint-Lazare ne devienne, pour tout
le reste de mon enfance et de mon adolescence, ma seule entrée sur
Paris. Ni parce que, aujourd’hui encore, la plupart des retours à Paris
passent par le Luxembourg que je rejoins par la rue
Vavin. Ce n’est pas non plus parce que c’est à la rue
Notre-Dame-des-Champs que j’ai adressé mes Chroniques, qui s’y sont plu. Ni même pour la rue de Turenne – d’ailleurs ce n’était pas
au 27, c’était au 109, sous les toits, que j’écrivais ; au lieu d’étudier, et de dormir.
Comme quoi le monde est petit, sans parler de Paris. Tellement petit
même qu’en
lisant ce livre, je découvrais que le professeur de français qui, en
classe de première, m’a poussé à lire les romans de Beckett, Kafka,
Flaubert, à faire du théâtre – j’en ai fait jusqu’en 2001 – et à qui j’ai osé (et pourtant ce n’était, ce n’est vraiment pas dans mon caractère) montré ce que
j’écrivais (c’était à cette époque-là) était non seulement un professeur (comme moi-même je l’étais devenu à mon tour), mais
aussi, et cela je l’ignorais à l’époque, un écrivain.
Commentaires
Philippe, pour une fois je ne vous félicite pas : vous constituez une
menace sérieuse pour mon portefeuille. J'ai déjà une dizaine de livres
en retard et à l'allure où je lis, je pense qu'il faudra
m'enterrer avec! (En ce moment, Villa Bunker, un régal.)
Commentaire n°1
posté par
Depluloin
le 04/11/2009 à 11h57
Les portefeuilles sont de sales bêtes. Il faut leur apprendre à obéir.
Commentaire n°2
posté par
PhA
le 04/11/2009 à 12h18
Ces itinéraires me rappellent ces essais plus ou moins farfelus -
c'était avant l'électronique et les satellites - par faciliter les
filatures : des produits radioactifs je crois collés sur les
semelles de la "cible", à son insu bien sûr. Voir s'il en reste des
traces rue Vavin...
Commentaire n°3
posté par
Depluloin
le 04/11/2009 à 19h12
Des produits radio-actifs ? C'est pourr ça qu'il est furibard !
Commentaire n°4
posté par
PhA
le 04/11/2009 à 20h42
Magnifique livre. Je viens de mettre en ligne un atelier d'écriture à propos de cet ouvrage sur mon site Marelle : Zone d'Activités Poétiques.
Commentaire n°5
posté par
Pierre Ménard
le 06/11/2009 à 17h49
Ah ! ça me fait plaisir, merci Pierre !
Commentaire n°6
posté par
PhA
le 06/11/2009 à 18h13
(Je me rends compte en me relisant que je parle comme si j'en étais
l'auteur. Ceux qui ont l'habitude de me lire ne s'en étonneront pas.)
Commentaire n°7
posté par
PhA
le 06/11/2009 à 18h14