mardi 3 novembre 2009

réseau-roman-ma-vie

4. Ce très vieil homme qui marchait quand Furibard et moi avons traversé la place des Vosges, je l’ai revu quand j’y suis repassé. Il terminait tout juste sa traversée1 qui, j’ai fait le calcul, lui avait donc pris un quart d’heure (le temps pour moi de suivre Furibard, de poireauter rue de Turenne, de m’en lasser et de partir). Je l’ai vu tirer de sa poche un mouchoir chiffonné dans le pli duquel s’était ca­chée une pièce de dix francs. Et voilà qu’il la laisse choir sur le sable où elle brille un moment puis s’éteint, s’écrase sous les pas lourds d’une femme chargée dont le chemin fait avec celui du très vieil homme un angle si droit qu’on le dirait tracé à l’équerre et puis sous les pas légers de trois enfants qui se poursuivent avant qu’un tout jeune homme l’empoche et l’abandonne dans le tiroir à pièces de l’autobus numéro 20 d’où, cinq minutes plus tard, le chauffeur la déloge pour la déposer dans la main d’une blonde qui, descendue à l’Opéra, l’agite dans son poing fermé comme un grelot, la conserve, l’échange contre un journal dont le vendeur flegma­tique patiente et la refile à un touriste qui, pour re­venir à Paris, va la lancer aux Tuileries dans un bas­sin où, dans la nuit, six patineurs la pêchent pour la glisser peu après dans la fente d’une machine à sous qui la recrache à minuit pile dans la main d’un garçon qui s’achète avec une crêpe jambon-fromage. Enfin – se dit le marchand de crêpes qui tombait de sommeil – je peux fermer, je peux dormir. Il dort en effet et très profondément et puis le lendemain, tout frais, dispos, la pièce, il la prend, il la lance sur le zinc du bistrot Le Byzantin, rue Réaumur, au coin, où une femme la rempoche, la fait voyager jusqu’à l’Hôtel de ville et l’établi du marchand de clés en plein air qui la rend un peu après à un couple enlacé qui l’introduit un peu plus loin sous le guichet vitré de la poste où, tous les matins, Furibard vient cher­cher son certificat.
– Hé non... Il n'est pas arrivé. Que voulez-vous que je vous dise ?
C’est un très mauvais temps.
L’« année chagrin », a dit un journaliste. Les Français sont d’accord, paraît-il. Dans un sondage, quarante et un pour cent affirment que l’année sera catastrophique. Bien sûr, il y a le climat général en plus des tracasseries singulières, le gâchis, les injus­tices, et c’est assez pour devenir furibard. Mais s’il y avait pour lui, le jeune homme, autre chose, de plus précis, un piège particulier, spécialement tendu pour lui. Il y est tombé, il est au bord. C’est un tra­quenard, il ne peut en sortir, il a été dupé et par quelqu’un dont il n’attendait pas ça, quelqu’un qu’il croyait connaître aussi bien que lui-même, qu’il connaissait depuis toujours, son frère par exemple, son frère aîné, de dix ans son aîné, promotion 72. Elles sont de lui, les lettres dans sa poche. Il les sait par cœur, n’a pas besoin de les relire, ne les sort dans la rue Vavin que pour ensemencer sa rage. Elles sont toutes signées du même nom ou simplement de l’initiale F comme Furibard, François, Fanfan, Fifi, Fabien, Faby, Francis, Frédéric, Fritz, Fédor, Faustin, Flavien, Florian, Florent, Florentin, Florimond, Fernand, Ferdinand, Fortuné, Fortunat, Firmin, Flandrin, Flaminius ou Franck. C’est bon, Franck. Ton frère Franck en gras, en net et avec le paraphe, sur la dernière lettre surtout, l’engageante où il dit : je t’attends, je t’installe, je te montre Paris.
 
1. Voir page 43.
 
Danielle Auby, La grande filature, Champ Vallon, 1997, p. 21 à 23.
 
Non, vous n’aurez pas la page 43 – à moins de passer chez votre libraire.
C’est non sans émotion, outre l’évidente jubilation, que nous avons découvert ce roman, il y a déjà quelques années. (Oui, je sais, je ne suis pas le roi ; ce nous, c’est juste pour dire que j’étais plusieurs à lire ; le jubilant et l’ému, par exemple.) Car avant même la page 7 (voir page 7), c’est aussi toute une partie de ma vie que j’ai revue. Pas seulement parce que c’est à Robinson que j’ai fait mes premiers pas, treize ou quatorze mois après ma naissance non loin de Denfert-Rochereau, et avant que Saint-Lazare ne devienne, pour tout le reste de mon enfance et de mon adolescence, ma seule entrée sur Paris. Ni parce que, aujourd’hui encore, la plupart des retours à Paris passent par le Luxembourg que je rejoins par la rue Vavin. Ce n’est pas non plus parce que c’est à la rue Notre-Dame-des-Champs que j’ai adressé mes Chroniques, qui s’y sont plu. Ni même pour la rue de Turenne – d’ailleurs ce n’était pas au 27, c’était au 109, sous les toits, que j’écrivais ; au lieu d’étudier, et de dormir.
Comme quoi le monde est petit, sans parler de Paris. Tellement petit même qu’en lisant ce livre, je découvrais que le professeur de français qui, en classe de première, m’a poussé à lire les romans de Beckett, Kafka, Flaubert, à faire du théâtre – j’en ai fait jusqu’en 2001 – et à qui j’ai osé (et pourtant ce n’était, ce n’est vraiment pas dans mon caractère) montré ce que j’écrivais (c’était à cette époque-là) était non seulement un professeur (comme moi-même je l’étais devenu à mon tour), mais aussi, et cela je l’ignorais à l’époque, un écrivain.



Commentaires

Philippe, pour une fois je ne vous félicite pas : vous constituez une menace sérieuse pour mon portefeuille. J'ai déjà une dizaine de livres en retard et à l'allure où je lis, je pense qu'il faudra m'enterrer avec! (En ce moment, Villa Bunker, un régal.)
Commentaire n°1 posté par Depluloin le 04/11/2009 à 11h57
Les portefeuilles sont de sales bêtes. Il faut leur apprendre à obéir.
Commentaire n°2 posté par PhA le 04/11/2009 à 12h18
Ces itinéraires me rappellent ces essais plus ou moins farfelus - c'était avant l'électronique et les satellites - par faciliter les filatures : des produits radioactifs je crois collés sur les semelles de la "cible", à son insu bien sûr. Voir s'il en reste des traces rue Vavin... 
Commentaire n°3 posté par Depluloin le 04/11/2009 à 19h12
Des produits radio-actifs ? C'est pourr ça qu'il est furibard !
Commentaire n°4 posté par PhA le 04/11/2009 à 20h42
Magnifique livre. Je viens de mettre en ligne un atelier d'écriture à propos de cet ouvrage sur mon site Marelle : Zone d'Activités Poétiques.
Commentaire n°5 posté par Pierre Ménard le 06/11/2009 à 17h49
Ah ! ça me fait plaisir, merci Pierre !
Commentaire n°6 posté par PhA le 06/11/2009 à 18h13
(Je me rends compte en me relisant que je parle comme si j'en étais l'auteur. Ceux qui ont l'habitude de me lire ne s'en étonneront pas.)
Commentaire n°7 posté par PhA le 06/11/2009 à 18h14

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