La
maison d’en face n’était plus déserte et craquait de toutes ses lattes
de parquet, un poêle qui chauffe. Le couloir empestait la naphtaline, de
nombreux
vêtements avaient été suspendus.
Bloom
était accroché entre deux uniformes, la peur suintait par tous ses
pores. Sa gigantesque cape l’enveloppait
des pieds à la tête de telle façon qu’il ne pouvait faire le moindre
geste. Parfois, un coup de vent le soulevait lourdement, et alors il se
mettait à battre contre le mur. Il ne pensait pas à
l’aube impossible. Il se retenait de respirer. Il attendait.
Quelqu’un
allait et venait comme un dément de l’autre côté des portes. De temps à
autre, un panneau de bois
s’ouvrait à la volée, inondant le couloir d’une lumière blessante,
trop vive après ces longues minutes d’angoisse en pleine obscurité. Une
forme hargneuse, l’imprécation aux lèvres, se jetait
entre les vêtements et les secouait, puis reculait, puis à nouveau
se ruait sur les ombres mouvantes des pardessus, des capotes
militaires, des gandouras, des imperméables. Un couteau indien
étincelait à tort et à travers, au rythme de ses gesticulations
exaspérées, de ses discours criards.
« Calme-toi ! Calme-toi ! » répétait la voix d’une bohémienne que l’on apercevait parfois,
chauve et verruqueuse, myope, horrible, une tortue.
« Le maudit ! Il reste dans l’ombre pour nous observer, pour nous détruire, lui aussi ! répondait
la voix du forcené.
– Arrête ! Calme-toi ! reprenait la bohémienne. Celui-là ne te sert plus à rien ! Oublie-le !
Prends-en un autre ! »
La porte claqua une nouvelle fois. La nervosité était à son comble dans les recoins de la maison déserte, tout
craquait.
Puis,
exactement en face de l’endroit où Bloom était immobilisé, emprisonné,
la serrure grinça, et un visage se
glissa dans l’ouverture. Il eut l’impression de reconnaître celui
qu’il avait blessé à mort d’un coup de poignard. L’homme s’adressait au
vide, un marmonnement de fantôme.
« Il utilise la magie pour ses crimes politiques », confia-t-il, mais déjà il repoussait la
porte.
Au
même moment, une lampe s’alluma dans le couloir. Bloom était dans
l’incapacité de réagir. Autour de lui, les
vêtements se soulevaient et retombaient sinistrement contre le mur.
Il suffoquait. L’aube ne viendrait pas, il camperait ainsi pendant
l’éternité, sans air, paralysé à l’intérieur de son manteau,
condamné à jouer un rôle muet dans ce chassé-croisé d’âmes errantes.
« Je n’admets pas que cet idiot m’observe depuis sa cachette ! hurlait la voix du forcené derrière la
cloison.
– Mais puisqu’il ne comprend rien ! glapissait la vieille. Calme-toi ! Tout est en compote dans sa
mémoire ! Aucun danger qu’il y voie clair ! »
La porte de gauche venait d’être tirée avec violence. En pleine lumière, l’assassin apparut une nouvelle fois,
brandissant sa lame redoutable, les lunettes en miroirs, effrayant.
« Je n’admets pas que cet idiot s’empare de bribes de ma mémoire ! » Il cherchait parmi les
cintres, s’approchant sans cesse de Bloom.
Un
masque jaunâtre, malade, mais tellement déterminé à vivre qu’il se
transformait, la magie était à l’œuvre,
avec la rage. Il avait une silhouette de mastodonte, mais c’était
seulement parce qu’il avait revêtu l’immense pèlerine de Bloom.
La bohémienne passa son bec corné dans l’embrasure.
« C’est l’heure de partir ! croassait-elle. Change-toi ! Celui-ci ne te sert plus à
rien ! »
L’autre leva son poignard vers l’ampoule, il prenait son élan, il était juste à côté de Bloom. « Le
maudi-iit ! »
Bloom se redressa en sursaut, il s’était mis à bredouiller des mots sans suite. Puis il se
réveilla.
Dans son geste, il avait rejeté au loin les draps, il était nu, comme un animal énorme émergeant d’un trou d’eau.
La sueur retombait en cataractes sur le matelas et sur le sol. L’écho de sa peur gargouillait encore au fond de sa gorge.
Il s’assit sur le lit, l’obscurité engluait la chambre, son manteau se démenait dans le courant d’air, le
rectangle du ciel se découpait à quelques mètres , sans étoiles.
« J’avais fini par croire que c’était moi le migrateur, chuchota-t-il. J’avais fini par confondre les
rôles ! »
Antoine Volodine, Un navire de nulle part
(Orgueil et préjugés, « Une révélation en spirale »), Denoël, 1986.
Si je vous mets la couverture, c’est surtout pour vous rappeler que
ce livre étonnant est paru dans la collection « Présence du futur » des
éditions Denoël, avec la petite planète gris
métallique en logo en haut du dos. Cette petite planète me renvoie
loin, car j’en ai lu, autrefois des « Présence du futur », de Aldiss à
Stefan Wul (si je me fie au catalogue, car il y
avait aussi du « Fleuve noir » et du « J’ai lu » dans la
bibliothèque) ; d’ailleurs c’est bien simple : je voulais être auteur de
science-fiction. (Même aujourd’hui
– je sais bien que ça ne saute pas à l’œil à la lecture – je suis
bien conscient de devoir quelque chose à la science-fiction.) A cette
époque-là, quand j’en lisais, Volodine n’était pas encore
au catalogue. Aurais-je eu Un navire de nulle part entre
les mains, je ne sais pas ce que j’en aurais pensé : « je n’avais pas
quinze ans », chantait l’autre. Le fait est
que la présence de cet auteur dans cette collection interroge –
encore qu’en toute logique il y eût parfaitement sa place ; et pourtant
déjà c’était aussi du Volodine.
En 1986 je ne lisais plus « Présence du futur » ni les autres, je
suis passé à côté de Volodine. (Je lisais surtout Beckett.) En 1986 je
terminais d’écrire un premier
« livre » qui n’en a jamais été un, et qui croyait entre autres
choses être un adieu à la science-fiction qui l’avait fait naître ;
c’est ce livre-là qui m’a fait – il
m’en faudra du temps pour en finir un deuxième. En 1986 je faisais une rencontre. C’était le 8 décembre,
me dit Wikipédia : le jour du retrait du projet Devaquet. Mais il fallait tenir la caisse.
En 2009 je n'en finis pas de confondre les rôles, et je continue de
découvrir Volodine, avec plus de vingt ans de retard. En lisant son
deuxième roman, paru dans une collection populaire à
juste(s) titre(s), je me dis que c’est un auteur d’avenirs. Mais je ne laisserai sans doute pas passer vingt-trois ans avant de lire Macau.
Les auteurs se présentent en temps voulu. Le meilleur exemple pour moi c'est Flaubert. Perdu dans un programme de seconde ou première, il revient quelques années plus tard tout neuf, immense.
Les auteurs contemporains se présentent aussi, mais souvent la porte est fermée. Si Volodine n'était pas sorti de "Présence du futur", il n'aurait été lu que par des amateurs de SF.
Merci pour la réminiscence.
qui était dans la bibliothèque paternelle. Du coup, la petite planète métallique me paraissait très moderne (et ça fait drôle, aujourd'hui, cette vieille modernité entre les mains).
"Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir , comme ces châtelaines au long corsage , qui , sous le trèfle des ogives , passaient leurs jours , le coude sur la pierre et le menton dans la main , à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir."
Vous le voyez, le cavalier, prisonnier de sa course, qui n'en finit pas de venir ? Comme sans cesse mis sur pause puis sur lecture. Comme les nichons de François Matton (je me comprends et je sais que tous les lecteurs d'ici aussi).