C’est alors qu’une voix rompit la furie du zinzinement général – un îlot, des vibrations humaines égarées parmi
les vagues hyménoptères et diptères.
« Je boirais bien une goutte de thé », suggéra la voix.
Kokoï
s’ébroua de sa chaleur dégoulinante et leva les yeux.
L’inspecteur-délateur Popouk bâillait près du râtelier
des carabines, sa place favorite pour surveiller l’avancement des
enquêtes de ses collègues, mais comme il venait de se réveiller il ne
tenait pas encore en main le stylo crasseux avec lequel il
rédigeait habituellement ses rapports anonymes.
Un
teint marbré par la lourdeur du climat, l’alcool, l’envie rongeante ;
une couleur papillon de nuit qui lui
descendait depuis la calvitie jusqu’aux paupières, puis jusqu’aux
lèvres perdues dans les replis et les gouttelettes saumâtres. De toute
manière, un spectacle qui n’intéressait plus Kokoï,
maintenant qu’il avait en tête la perspective de la préparation
rituelle du thé.
« Bonne idée. Je m’en occupe. A propos, tu n’aurais pas vu le couvercle de la
bouilloire ? »
L’oubli de soi dans la quête de l’eau et des braises, voilà au moins un bonheur zen qui brillait au milieu de la
déroute généralisée, Tchéka et univers en naufrage.
Et
alors, à l’instant où le mouton appointé allait répondre, la porte
s’ouvrit brusquement, et un grand moustachu
du secrétariat général s’engouffra dans le bureau, imprégné de haut
en bas par la suffisance et l’odeur de linge douteux qui caractérisent
les miliciens chargés de tâches
intermédiaires.
Kokoï reposa sur le tabouret des interrogatoires le réchaud qu’il venait à peine de débarrasser de ses
cendres.
Une communication urgente du secrétariat général », dit le moustachu.
L’insolence
lui sourdait par tous les pores. C’était tout à fait ce genre de petits
bureaucrates pleins de morgue
qui complotaient avec la fraction du secrétaire Ranjith Mohideen, un
œil toujours louchant vers les bulletins de santé de Wassko Koutylian.
Un œil luisant d’impatience.
« Pour l’inspecteur Kokoï…
– Inspecteur-chef », rectifia sèchement Kokoï.
L’aigreur lui remontait le long des papilles, à cause de Mohideen, ce charognard, et aussi à cause de cette
interruption indélicate, la sérénité zen bousculée, aux oubliettes.
« Excusez-moi. C’est à propos d’un dénommé frère Müllow. Vous le situez ?
– Déjà lu son nom dans une note de service. Müllau, vous dites ? Un illuminé ?
– Quelque chose comme ça. Un petit-bourgeois qui propage des rumeurs contre-révolutionnaires, tout en pratiquant
la magie clandestine.
– Ah ! la magie clandestine… »
Deux
secondes : Kokoï affectait d’être plongé dans une réflexion profonde.
L’autre l’agaçait, il avait envie
de lui jeter en travers du gosier tout ce que lui-même digérait mal,
toutes ces tables surchargées de dossiers, le quotidien minable, les
armoires débordant de pièces à conviction, les
porte-bonheur suspendus, en fer-blanc, en cuivre, en plumes, les
alambics, les casse-tête, les machines à écrire hors d’usage, les
carabines d’assaut à canon court, inadaptées à la riposte en cas
d’attaque de francs-tireurs depuis le lointain sommet des arbres.
Une fenêtre claquait, remuant des senteurs de bambous, contrariant les plans d’une escadrille de papillons
orange.
« Pas
si clandestine que ça, votre magie. La voilà qui déborde sur la place
publique, saviez pas ? La
première sorcière venue peut rajouter quinze étages un immeuble de
l’avenue Moskovski sans que la Tchéka soit capable ni de l’en empêcher,
ni de l’imiter… Vous êtes bien sûr que ce n’est pas
nous, les clandestins ? »
Le moustachu et l’inspecteur s’entre-regardèrent. Une épineuse broussaille d’incompréhension séparait leurs deux
intelligences.
« Je
ne sais pas », dit le moustachu. Un geste évasif, comme s’il avait été
pris en flagrant délit
mensonge. « Donc, euh… ce frère Müllow a été tué la nuit dernière.
On parle de meurtre maquillé en suicide. Bien entendu, la population
accuse la Tchéka.
– Quel quartier ?
– Kolomenski, vers l’embouchure de la Fontanka : le quartier indonésien. Müllow avait une chambre sur
l’arrière d’un bar suspect.
– Le nom du bar ?
– Le Jane Austen. »
J’aurais dû m’en douter, pensa Kokoï.
Antoine Volodine, Un navire de nulle part (Raison et sentiments, « Sabotage de l’instant
zen »), Denoël, 1986.
J'ai peut-être eu le tort d'aller assister un jour à un spectacle au théâtre de la Colline où son texte en entier (je ne sais plus lequel, un roman avec des animaux et une tripotée de noms à la queueleuleu) était lu et joué. J'ai détesté, suis partie avant la fin. Depuis, je recule, il y en a tellement d'autres qui m'attirent...
Pour en revenir à Volodine, la mise en scène était dans le genre "new wave", comme tout (ou presque) ce qui passe à la Colline. Et j'ai beaucoup rit avant que ça débute en écoutant les discussions snob alentour : tous se la pétaient grave, ça fait bien de crâner dans le beau monde. J'étais pliée de rire face à leur ridicule. Ils ne s'en rendaient pas compte. Me suis sentie étrangère, une fois de plus.