Flore
tremble de tous ses membres. On hésite en la voyant : a-t-elle été,
dans son enfance, exagérément couvée, ou battue
tous les samedis soir à coups de ceinturon par un père alcoolique ?
Elle a gardé de l’une ou l’autre expérience un regard craintif, une voix
incertaine, une tête à claques, mais Pierre a
l’habitude et se retient.
Eric,
beau gosse, bronzé, une figure de mode. Il n’a rien compris, rien
retenu, rien à dire, mais il le dit bien, avec l’aplomb
du jeune homme solidement installé dans la société de l’image, et
qui se verrait bien faire carrière sur les podiums ou à la télé. Il
explique, chez Marivaux, le mot bouffon : c’est
un méchant.
Magali formerait avec le bel Eric un couple modèle, digne d’orner les couvertures de magazines pour moins de seize ans
(Dossier : comment devenir une salope, Test : êtes-vous un don Juan).
Son hâle, ses yeux qui en promettent, sa bouche savoureuse, sont des
arguments si imparables
qu’elle peut se permettre quelques approximations dans son analyse
des « Correspondances » baudelairiennes. « Il personnalise un symbole,
qui est le parfum », « Tout est
unifié, donc ça unifie tout », « Les transports de l’esprit et des
sens, c’est-à-dire que tout va mal » : l’essentiel y est, juge-t-elle,
elle ressort contente.
Hélène
lit avec ferveur, analyse pertinemment, use d’un vocabulaire précis
sans être pédantesque, se passionne sans perdre le
contrôle ni se noyer dans un lyrisme hors de saison. Elle défend son
texte, et le défendrait contre tous les ignares, tous les décérébrés,
tous les esclaves de l’immédiat. Regard intelligent,
physionomie franche et jolies épaules… les fées n’ont pu être aussi
généreuses sans arrière-pensées : elle finira mal. D’ailleurs, est-ce
bien un service à rendre à ces jeunes gens que de leur
fourrer dans la tête des goûts et une subtilité de mandarin, de les
condamner à n’être plus compris de personne ?
Bertrand annonce la fin de la matinée. Pendant qu’il achève sa préparation, Pierre procède à un pointage : faits,
cinquante-deux, à faire, cinquante-six, s’il n’y a pas
d’absents. Cet après-midi, il passera le cap de la moitié. Il accueille
donc Bertrand avec bonhomie, passe sur de menues
irrégularités, les critiques que Voltaire use, la façon que c’est raconté,
certainement dues à l’émotivité qui commence toujours par s’attaquer au
pronom relatif. Il a, comme
beaucoup de jeunes gens de sa génération, un maxillaire inférieur
taillé à la serpe, un triangle aigu qui condamne les dents de sagesse à
l’éradication et les molaires à la crise du logement. Où
sont les mâchoires carrées dans quoi nous lisions la virilité et la
détermination ? Où es-tu, John Wayne ?
Ce
qui est étrange, c’est de constater (mais Pierre ne s’appesantit pas
sur pareille remarque) que l’image de Lorraine survient
aux moments les moins attendus. Ce n’est pas en écoutant la fine
Hélène, ou en regardant les jolis yeux expressifs de Magali, que le
souvenir de celle qu’il a tant aimée s’impose,
perturbe le jeu, renvoie cet exercice artificiel et pipé à son
artifice et à sa tromperie. Mais c’est le regard glissant de Fabien,
l’assurance d’Eric, une intonation tremblée de la craintive
Flore, qui convoquent la figure de celle qui leur ressemble si peu.
Et c’est ainsi que des séances qui pensaient le distraire de son
obsession l’y reconduisent à l’improviste, dix fois par jour.
Que dix fois par jour il est de nouveau saisi par la stupeur qui a
été la sienne quand il a su. Qu’à chaque heure il lui faut maîtriser son
tremblement, se composer l’expression de neutralité
bienveillante que l’on attend de lui, revenir à toute cette
littérature alors que sa vie a quitté les rivages de la littérature,
cette vie désormais sans art et sans profondeur autre que
celle du chagrin, cette vie de chien laissé, de plante desséchée, de
pie veuve.
Jean-Louis Bailly, Un divertissement, Louise Bottu, 2013, p. 90 à 92.
Car
le divertissement en question, c’est bien l’oral du bac lui-même. Il a
beau être pris dans le sens pascalien du terme, on
devine (surtout quand on a eu l’occasion soi-même de faire passer
cet examen) quelle tragédie cachée cette improbable assimilation
recouvre. On la découvrira peu à peu, selon un récit alterné
comme Jean-Louis Bailly sait les faire – rappelez-vous son récent Mathusalem sur le fil
–, où le
présent de l’examinateur détermine les chapitres. Chaque chapitre
correspond à une journée, d’examen ou de congé ; douze au total. Le
« divertissement » y étant tout de même
naturellement insuffisant, la pensée de Pierre Helmont, le
protagoniste, est l’occasion de retours en arrière lors desquels on
découvre peu à peu le drame dont il cherche à se
distraire. Comme c’était le cas avec la fin de la course absurde de Mathusalem sur le fil, dans Un divertissement
aussi le terme est annoncé, puisque avec la fin du bac
prendra fin le « divertissement » et que le protagoniste devra faire
face à son deuil et au rôle qu’il y a joué ; point de mire pour le
lecteur et point d’orgue pour l’auteur.
Troublante également, la manière dont Jean-Louis Bailly prête une
partie de son œuvre réelle à son personnage. Pierre Helmont, le héros d’Un divertissement, est supposé en effet être
l’auteur de la Chanson du Mal-Aimant, le plus long lipogramme sans e en vers, bien sûr calqué sur le poème d’Apollinaire, et que nous connaissions déjà avant la publication du roman. Une jolie manière de répondre à ceux qui trouvent que les contraintes oulipiennes
sont de vains exercices : la vanité d’une entreprise peut aussi être une autre manière de dire la tragédie.
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