dimanche 5 janvier 2014

Raymond Roussel, Joachim du Bellay et moi

Raymond Roussel, Joachim du Bellay et moi


« Le procédé évolua et je fus conduit à prendre une phrase quelconque, dont je tirais des images en la disloquant, un peu comme s’il se fût agi d’en extraire des dessins de rébus.
Je prends un exemple, celui du conte Le Poète et ta Moresque (page 121 et page 253). Là je me suis servi de la chanson « J’ai du bon tabac ». Le premier vers : « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » m’a donné : « Jade tube onde aubade en mat (objet mat) a basse tierce. » On reconnaîtra dans cette dernière phrase tous les éléments du début du conte. »
 
Bon, coupé comme ça à la va-comme-je-te-pousse on risque de ne pas bien comprendre mais si je vous dis que c’est chez Raymond Roussel et plus précisément dans Comment j’ai écrit certains de mes livres que je relève ce passage ce sera sûrement plus clair et si ça vous donne envie de le relire c’est ici.
Et tout de suite quelque chose en moi réagit qui n’est pas juste le lecteur. Car le goût de ce qu’on ne comprend pas bien a priori, ce goût du malentendu, il y a longtemps que je le cultive (parfois même au pied de la lettre). Formidable sujet, cela dit, le malentendu : on vit dedans. (Me dis-je tout en lisant Roussel qu’évidemment je prends pour moi, le malentendu aidant.) Et d’un coup je me souviens. (Parce que ça, j’avais complètement oublié. Mais alors complètement.)
C’était un poème de Du Bellay, que nous étudiions au lycée, c’était sans doute au lycée ; j’imagine que c’était en terminale, j’avais repris un peu de français en plus, c’était sûrement en terminale, parce que l’année suivante enfin bref. Retrouver le poème, ce n’est pas bien difficile. Tenez, c’est celui-là, dans l’Olive (je vous le fais avec l’orthographe moderne parce que je crois me souvenir que dans le Lagarde & Michard c’était l’orthographe moderne) :
 
Déjà la nuit en son parc amassait
Un grand troupeau d’étoiles vagabondes,
Et pour entrer aux cavernes profondes,
Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait;
 
Déjà le ciel aux Indes rougissait,
Et l’aube encor, de ses tresses tant blondes
Faisant grêler mille perlettes rondes,
De ses trésors, les prés enrichissait ;
 
Quand d’occident, comme une étoile vive,
Je vis sortir dessus ta verte rive,
O fleuve mien ! une nymphe en riant.
 
Alors, voyant cette nouvelle aurore,
Le jour honteux d’un double teint colore 
Et l’Angevin et l’Indique Orient.
 
Sur le thème donc bien connu de la belle Matineuse. J’ai dû découvrir ce poème par l’oreille avant l’œil, ignorant à l’époque que celui-ci était à l’intérieur de celle-là, et du coup je n’ai pas tout de suite compris le dernier vers. Ou plutôt, j’ai compris autre chose – qui n’allait pas du tout avec le reste du poème, évidemment. N’empêche que ça m’a travaillé, à l’époque, cette incompréhension. Tant et si bien que je me suis pris à réécrire le poème (ou plutôt un poème) avec en point de mire le vers final, tel que je l’avais compris à la première écoute. Et comme j’ai eu la bonne idée de ne rien jeter de mes vieux papiers (même si j’en ai perdu un peu), je le redécouvre aujourd’hui :
 
La belle est matineuse
 
« Pour mon salut je ferais sacrifice
De tout ce que je pus jamais rêver »
Ainsi crie-t-il à de rage baver
Dans les airs plane un obscur maléfice
 
« Ange divin sans peur et sans malice
Je cherche l’huis et ne le puis trouver
Fais la magie qu’il faut pour me sauver »
L’Etre dit « Soit Je ferai mon office »


Aux alentours le paysage fume
Sous le regard de l’Archange sans plume
Il tombe face à l’obscur Orient

Coule son sang que la ténèbre couvre
Le jour se lève et la porte s’entrouvre
Et l’Ange vient et l’indique en riant
 
 
Evidemment, comme le dit Roussel un peu plus loin dans Comment j’ai écrit certains de mes livres,
« Ce procédé, en somme, est parent de la rime. Dans les deux cas il y a création imprévue due à des combinaisons phoniques.
C’est essentiellement un procédé poétique. Encore faut-il savoir l’employer. Et de même qu’avec des rimes on peut faire de bons ou de mauvais vers, on peut, avec ce procédé, faire de bons ou de mauvais ouvrages. »
Tout de même, j’ai quelque plaisir à constater comment la confusion, au départ sonore et toute bête, devient sans doute un peu au-delà de moi-même le thème du poème (que j’ai commis il y a donc une bonne trentaine d’années et qui réclame votre indulgence). Et puis surtout, puisque se relire est aussi se relier, à voir comment la conscience de l’éventualité de prendre une chose pour une autre perdure encore dans ce que j’écris aujourd’hui.
malentendu.jpg

1 commentaire:

  1. jacqueline20/02/2014 19:33


    Bonjour à vous,

    Meyle les "inédits" de Du Bellay sont des pastiches ou parodies dues à Louis Latourre un poète qui a aussi grossi le répertoire de
    Baudelaire
    http://www.youtube.com/watch?v=iu_FBovHYrE
    Mallarmé (sonnet oulipien)
    http://www.youtube.com/watch?v=a1E3fYPz-40
    Heredia
    http://www.youtube.com/watch?v=xTZb7EseISw

    ou encore de compositeurs
    Satie
    http://www.youtube.com/watch?v=cG0R7TVm0u0

    Prokofiev (ici il avoue son forfait !)
    http://www.youtube.com/watch?v=kRPKzrq-3A8

    Haendel...
    http://www.youtube.com/watch?v=gGDCnvf5WB0

    etc :-)

    PhA22/02/2014 14:48



    Bravo !



    meyle18/01/2014 15:22


    extraordinaire Du Bellay/Roussel et la poésie magie oui.


    mais encore pire Du Bellay ces quatre inédits sont tellement inédits que je demanderais si Du Bellay peut seulement écrire ça! Certainement? le 4eme est
    un aveu que non certainement, pas


    http://www.youtube.com/playlist?list=PLw_bOW3oZG0EMmUnEx5Qxa3d5BVyu_4oj

    PhA18/01/2014 18:21



    Ah c'est fameux ! (Et la voix de Du Bellay...)



    Ambre06/01/2014 11:35


    Etonnant ce visage dans cette oreille. Je vous lis depuis longtemps ici et ailleurs (vos ouvrages) pour reconnaître ce goût de la langue et du son qui vous habite (qui est aussi celui de la
    poésie).


    Auriez-vous, en plus, l'oreille absolue?


    Mes meilleurs voeux pour 2014 (et bon néné aussi:))




    PhA06/01/2014 18:07



    Hélas non - pour mon oreille. (Et beaux nénés à vous aussi !)



    Michèle05/01/2014 12:14


    Comme tout cela tombe à pic : on vient de m'offrir "Impressions d'Afrique".

    PhA06/01/2014 18:05



    Premier des livres cités dans Comment j'ai écrit certains de mes livres.

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