lundi 30 septembre 2013

Tatiana Arfel : la deuxième vie d’Aurélien Moreau


http://www.jose-corti.fr/Images/couvertures/Deuxieme_vie_aurelien_arfel.jpg 
J’ai lu la deuxième vie d’Aurélien Moreau, de Tatiana Arfel. Ça vaut le coup (sinon je n’en parlerais pas ici, vous aviez compris). Il y a bien quelques passages qui m’ont moins convaincu, mais dans l’ensemble, c’est vraiment bien. A quoi tiennent ces petites réserves ? Sans doute à un thème qui m’est trop cher, pensez : le sentiment de sa propre inexistence. Une vie entière où l’être ne fait que tendre à se conformer à ce qu’on attend de lui (une vie qui ne sera donc – car Tatiana Arfel est plus optimiste que moi – que la première vie d’Aurélien Moreau). Il s’agit dans un premier temps de cerner cette personnalité qui s’esquive, refuse d’en être une, au point de développer une authentique pathologie : Aurélien Moreau est normopathe. J’aime beaucoup le premier biais choisi par l’auteur : le regard des autres – car il n’y a guère que par là qu’on a l’assurance d’exister. Et c’est l’occasion pour Tatiana Arfel de se livrer à un exercice assez jubilatoire pour le lecteur. Divers personnages de l’entourage du protagoniste (essentiellement de la famille et de la vie professionnelle) sont convoqués et invités à dire ce qu’ils pensent d’Aurélien Moreau, sans qu’on connaisse à ce moment les raisons de cet interrogatoire (qu’évidemment je ne vous donnerai pas). Leur parole nous est livrée brute, nous n’entendons pas les questions ; en revanche ce qu’on entend vraiment, ce sont toutes ces parlures diverses et entre elles dissonantes. C’est très réussi, et souvent drôle aussi.
Puis ce sont les carnets que tient l’Aurélien de la première vie qui nous sont donnés à lire, comme en son absence – puisqu’à ce moment de son histoire Aurélien est comme absent à lui-même. Alors là c’est peut-être ce que j’ai préféré et j’en aurais bien redemandé. Jugez plutôt :
 
Lundi 6, saint Nicolas
Nicolas personnellement connu : Saint-, ami de ma mère, lui faisait passer des bonbons pour moi.
Correspondance années passées : plus de bonbons depuis Victoire.
Météo : blanche et venteuse.
Travail : non. Non. Non. Ce n’est pas pour moi. Ne me concerne pas.
Autres actions effectuées : caché tiroir avec les autres. Pourquoi ?
Dicton : non, je n’ai pas à me rendre compte. Ni à vous, qui que soit vous.
Prévision pour demain : usine. Pas de risque.
 
(…)
 
Jeudi 9, saint Pierre Fourier
Pierre Fourier personnellement connu : incertitude, cf. supra..
Travail : envoyé courriers, courriers, courriers.
Autres actions effectuées : je signe mes courriers. Car. J’ai. Un. Nom.
 
Voilà, c’est aux pages 61-62, mais pour bien faire il aurait fallu que j’en recopie davantage.
Il y a dans cette façon de raconter – car ceci est bien du récit, il se passe même des choses essentielles pour l’intrigue derrière les mots normés (de moins en moins) d’Aurélien Moreau – une belle expression de la négation du temps qui passe, mais qui passe quand même et devra être rattrapé : j’aurais dû préciser que notre héros est quadragénaire, père d’une famille déjà oubliée et directeur dans la société présidée par son beau-père et spécialisée dans les… simulateurs de vie pour la protection de l’intérieur.
La crise monte, ses carnets formatés ne lui suffisent plus et jusqu’à l’événement qui déclenchera la deuxième vie d’Aurélien Moreau (laquelle finalement ne représente que le dernier tiers du roman), le récit prend la forme plus banale d’un journal à la première personne et c’est là que j’ai ressenti quand même un peu d’ennui ou en tout cas de déception tant le début m’avait emballé. Le personnage s’y dévoilant peut-être un peu trop n’est déjà plus le normopathe inatteignable qu’il a toujours été, c’était peut-être une nécessité du récit mais le fait est que celui-ci perd à mes yeux de sa densité et en tout cas de sa singularité, il m’a même semblé parfois qu’on n’était pas très loin du cliché.
Heureusement il y a donc encore dans cette deuxième vie d’Aurélien Moreau une deuxième vie d’Aurélien Moreau, et là les choses reprennent chair et voix notamment grâce à la langue ; car ce nouvel Aurélien qui n’est plus tout à fait l’ancien souffre (et bénéficie) désormais d’une discrète pathologie langagière qui accompagne sa renaissance. Celle-ci passe par la découverte de ce qui fait la vie : plaisirs des sens jusque là occultés notamment à l’occasion des voyages qu’il avait auparavant toujours évités : Bretagne, Grèce, Toscane. Bien sûr il y aura là de la carte postale idyllique mais le cliché sur elle représenté est assumé : Aurélien découvre ce que, souhaitons-le-nous, nous connaissons déjà ; rien d’étonnant alors à ce que ces couleurs nouvelles pour lui en pleine quarantaine nous paraissent presque un peu trop vives, d’autant plus qu’Aurélien entre enfin en communion, n’ayons pas peur des mots, avec autrui, dans les plaisirs partagés de cette vie nouvelle : le lecteur avec lui se rappelle ses propres vacances, et c’est quand même vrai qu’elles étaient bonnes, rappelle-toi, efkaristopoli. Du coup j’en reprendrais bien, et pourquoi pas aussi un peu de Tatiana Arfel, tiens, car je vois que c’est son troisième roman, il y en aura forcément d’autres et sûrement de beaux.
 
La deuxième vie d’Aurélien Moreau vient de paraître aux éditions Corti, qui méritent toujours d’être redécouvertes.



Commentaires

Et bien malgré les réserves ça me donne envie de le lire!
Commentaire n°1 posté par sissi le 21/11/2013 à 15h58
Mais c'est vraiment un livre à lire en effet.
Réponse de PhA le 21/11/2013 à 17h42

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