J’ai
beau faire (enfin, surtout beau dire et écrire), ma liberté est quand
même imparfaite. Notamment, je dois bien le
reconnaître, celle du lecteur en moi. Si je le laissais faire,
celui-là, il risquerait bien de se professionnaliser, encouragé de part
et d’autre par les deux métiers de ses autres lui-même. Et
voilà qu’en vous écrivant ceci d’un coup je le vois en cheval, mon
moi lecteur, un cheval qui voudrait bien rester entier (pas un hongre,
donc), un cheval avec des rêves de prairie plein la
crinière parce que là, figurez-vous à l’instant que je viens de
terminer Faillir être flingué, le dernier roman de Céline Minard. Nom d’un chien, quel
plaisir ! Je vous le dis comme je le sens.
Bon,
je ne suis pas tellement surpris parce que ce n’est pas mon premier
Minard ni mon premier
plaisir, mais celui-là c’est du tout frais ; le bouquin je l’ai là,
juste à côté de moi, il respire encore. Alors donc c’est un western,
hein, vous le saviez déjà, ou vous l’aviez deviné, et
vous savez aussi combien Céline Minard aime jouer avec les genres et
les codes, vous vous rappelez, par exemple, comment toute petite encore
elle se jouait déjà délicieusement du roman de
science-fiction et du conte philosophique façon dix-huitième siècle
dans la Manadologie, ou comment elle faisait dans Bastard battle d’un récit aux allures
faussement médiévales jusque dans la réinvention de la langue une sorte de remake des Sept mercenaires – déjà un western donc – mais qui n’oubliait pas non plus son origine nippone et
artistiquement martiale (qu’est-ce que j’ai pu japper en bondissant sur mon lit en lisant celui-là !).
C’était
à chaque fois une littérature magnifique, dans sa langue aussi, mais
peut-être écrite principalement pour moi ;
quelque chose dont il était difficile de rendre compte avec les
quelques mots de la critique littéraire habituelle et qui pouvait
dérouter le lecteur amateur de sentiers balisés. Dans Faillir
être flingué, inutile de baliser des sentiers qui n’existent
pas encore puisque le décor principal est une nature immense et vierge,
magique comme dans certains passages de So long Luise ;
mais cette fois-ci, je sens bien que je ne suis pas le seul invité. Car
je défie tout lecteur humain de ne pas être emballé par cette
magnifique cavalcade, ces aventures où chaque personnage est principal
(et pourtant il y en a un paquet), où chaque événement prend
la force du mythe. Et en même temps le langage (Céline Minard fait
partie de ces auteurs qui en font ce qu’ils en veulent : j’ai parlé de Bastard battle mais j’aurais pu aussi
évoquer Olimpia),
le langage retrouve une sorte de simplicité première qui rend la
lecture du
roman accessible même à un petit enfant. Et en réalité c’est bien
l’enfant en moi qui piaffe de plaisir à cette lecture, je suis en le
lisant le même gamin qu’au fond je n’ai jamais cessé d’être,
et je suis tout épaté de m’y voir reconnu par un auteur dont je n’ai
pas de mal à deviner par ailleurs la culture et l’intelligence
littéraire, mais qui sait si bien me la faire oublier, ainsi
que la mienne si j’en ai, en m’invitant à sa suite :
Gifford
comprenait les traces qu’il voyait mais il ne se les expliquait pas.
Depuis qu’elle s’était volatilisée du village
d’Orage-Grondant, Eau-qui-court-sur-la-plaine lui laissait des
fantômes de pistes qui le menaient parfois jusqu’à une de se ses caches.
Quand c’était le cas, les signes qu’elle laissait étaient
clairs et l’espace, plein de sa présence, avait cette qualité
électrique qui lui était propre et qu’il reconnaissait toujours avec le
même frisson épidermique. En lui permettant de la suivre de
loin en loin, Eau-qui-court-sur-la-plaine lui disait qu’elle ne
désirait pas pour l’instant de contact humain direct mais qu’elle ne
voulait pas rompre le lien. Si elle l’avait voulu, elle aurait
pu disparaître à ses yeux en un tournemain, Gifford le savait
pertinemment. Il supposait que son retrait, plus marqué qu’à son
habitude, était lié à des rites de deuil. Gifford savait pour
l’avoir entendu dire dans certaines nations qu’il y avait un tabou
très fort autour du corps humain mort et que, parfois, le fait d’avoir
avoisiné un mourant ou cadavre exigeait des cérémonies de
guérison à même de rétablir l’harmonie dans l’individu. Mais
peut-être Eau-qui-court-sur-la-plaine était-elle tout simplement triste.
Elle lui avait dit que les animaux sauvages, quand ils
étaient touchés par une maladie, s’éloignaient de leurs congénères
pour ne pas les contaminer. C’était une de leurs différences avec les
animaux domestiques. Et c’était aussi une des raisons pour
lesquelles il leur fallait beaucoup d’espace, ce qui supposait un
rapport équilibré de la prédation et de la reproduction. Les bisons
pouvaient circuler par milliers tant que les plaines
restaient vastes. Les hommes pouvaient suivre les bisons tant que
les troupeaux restaient nombreux. Si rien n’était fait pour empêcher la
mort de se changer en volonté, la balle qui sortait du
canon tuait à la fois le tireur et la proie. Gifford pensait
qu’Eau-qui-court-sur-la-plaine ne l’avait pas assassiné en l’atteignant
pour ne pas céder au désir qu’elle portait en elle et qui
était peut-être celui d’une Force ou d’un Dieu.
Eau-qui-court-sur-la-plaine avait attendu que se décantent les
sentiments qui lui appartenaient et ceux qui s’étaient imposés à son
cœur. Elle
attendait peut-être encore. Il n’était pas exclu qu’un jour ou
l’autre, elle le tue, Gifford le savait. Et d’une certaine façon, cette
possibilité le réjouissait comme l’avait réjoui l’éclat de
son couteau près de sa gorge le jour où elle l’avait épargné.
Céline Minard, Faillir être flingué, Rivages, 2013, p. 109-110.
Commentaires
C'est très beau !
Commentaire n°1
posté par
Anastasia
le 07/09/2013 à 20h27
OUI !
Réponse de
PhA
le 07/09/2013 à 20h51
Je vais le lire !
Commentaire n°2
posté par
Anastasia
le 07/09/2013 à 20h55
Vous allez adorer. (J'espère : c'est ma réputation qui est en jeu, là.)
Réponse de
PhA
le 07/09/2013 à 21h04
Il faut que je le tente celui-là. Je n'en lis que du bien ! Belle critique...
Commentaire n°3
posté par
Thyone
le 10/09/2013 à 22h08
Que du plaisir !
Réponse de
PhA
le 15/09/2013 à 19h37
Je viens de lire que ce livre est retenu dans la liste du Prix Femina.....
Commentaire n°4
posté par
Michèle
le 13/09/2013 à 11h16
Et du Wepler ! (J'ai un faible pour le Wepler, même s'il est moins vendeur.)
Réponse de
PhA
le 15/09/2013 à 19h40