Un seul singe nous manque
« L’ouragan emporte aussi le nom de l’orang-outan, et voici notre langue orpheline à son tour, car
le signe ne survivra pas longtemps au singe… » (p. 53)
J’ai compté : c’était mon dixième livre de Chevillard (il m’en manque quelques-uns). Forcément, sur la quantité, j’ai des
préférences. Sans hésitation, Sans l’orang-outan en fait partie. Il rejoint Du hérisson dans mon panthéon. Peut-être même au-dessus.
Inutile de résumer le propos ; avec son efficacité habituelle, l’auteur le fait en trois mots : Sans
l’orang-outan.
C’est
donc l’histoire d’une perte. Une perte essentielle. En effet, même si,
avant de disparaître, l’orang-outan ne se
rencontrait pas à chaque coin de rue ; dès lors qu’il a disparu, son
absence est universelle. Evidence bonne à dire, Chevillard le fait
mieux que moi.
C’est une tragédie, en trois actes.
Du
premier, Albert Moindre est le chantre désespéré. Témoin privilégié de
l’irrémédiable catastrophe – c’est lui qui prenait
soin de Bagus et Mina, les deux derniers espoirs –, il est seul à
mesurer au lendemain de leur disparition ses conséquences cosmiques.
C’est une déploration sans fin, une litanie
oraculaire ; c’est triste comme la mort avant la mort – et c’est
drôle comme un livre de Chevillard.
Le
deuxième est plus choral. Albert Moindre s’y efface, avec la discrétion
déjà du grand singe des forêts malaises ; c’est
aussi qu’il n’a plus à vaticiner : les conséquences sont là,
incontestables. Le « je » avec justesse laisse la place à un « nous » ;
il ne s’agit plus que de décrire
le monde désormais, tel qu’il est devenu : un sol meuble où l’on
s’enfonce dans l’indifférence générale (donnant ainsi naissance, pour
peu qu’on soit pris par le gel, à quelque singulière
forêt de cadavres), où une population cherche l’oubli dans la fumée
de la « loka », condamnée à cultiver l’« ongle » dur et la fougère, à
manger cru le lambi et boire le lait
de yack, à se casser les dents sur la peau impénétrable de l’informe
« hurlant ». Une sorte d’églogue inversée, une apocalypse hivernale et
primitive qui trouvera bientôt son
accomplissement dans Choir, que notre auteur déjà médite*.
Albert
Moindre reprend du poil (roux) de la bête au troisième acte : c’est lui
qui, naturellement, sera le guide et le
mentor d’une petite équipe chargée de sauver l’humanité –
c’est-à-dire rendre la vie à l’orang-outan. Seul moyen : le devenir ; et
notre Albert Moindre en entraîneur fervent de
prétendants à l’état simiesque ne lésine pas sur les moyens, que je
vous laisse découvrir. Résultats non garantis, mais jubilation assurée.
Ce
livre, qui m’a conquis sans réserve – j’ai du mal à comprendre celles
de certains critiques – marque à mon sens un tournant
dans l’œuvre de Chevillard. Toujours aussi inventif, aussi jouissif
et burlesque, il est aussi plus grave, plus désespéré. Le propos, sous
l’habituelle loufoquerie apparente, touche à
l’essentiel. L’écriture est belle, tout simplement. L’humour y est
pudeur. Finalement j’en ressors ému.
Janvier 2008.
* L’auteur de cet article apparemment prétend posséder quelque talent divinatoire.
Une relecture qui s’impose, en ces temps propices à la disparition brutale des espèces tutélaires.
Commentaires
On pourrait imaginer aussi, irrespectueusement, que notre actuel
"baladin du monde occidental" rend ici une sorte d'hommage secret à John
Millington Synge...
Commentaire n°1
posté par
Dominique Hasselmann
le 11/05/2012 à 14h15
Pourquoi pas - si Chevillard doit à Beckett ce que Beckett doit à Synge.
Réponse de
PhA
le 11/05/2012 à 20h44
"Emue", oui, c'est ainsi que j'en ressors....
Commentaire n°2
posté par
Anonyme
le 20/05/2012 à 17h21
N'est-ce pas ?
Réponse de
PhA
le 22/05/2012 à 21h20