Si par littérature on entend création littéraire, écriture, alors il n’y a pas de crise de la littérature contemporaine. A témoin par exemple mon hublot droit, en bas à gauche –
par lequel pourtant on ne voit pas grand-chose, par rapport à l’étendue du paysage.
Si par littérature on entend aussi lecture
– lecture de cette littérature –, alors il y a une crise majeure. Si
par ce
même hublot droit peu de noms vous sont familiers, c’en est
assurément un indice. On n’est pas sorti de l’auberge. A la vôtre quand
même.
Pour moi il n’y a pas de crise de la littérature en général, mais uniquement un profond retard de la littérature française. Volodine l’incarne d’ailleurs très bien à lui tout seul, avec ses thématiques datant d’un vingtième siècle révolu. C’est d’ailleurs l’évolution même de lalittérature en France qui a créé cette « fracture » entre la littérature et son lectorat, instituant des courants, des sous-courants, et parfois même des champs d’expérimentation si coupés du réel (le nouveau roman, pour ne citer que lui) que la « fracture » est aujourd’hui définitivement consommée. Pendant ce temps, la littérature, elle, continuait à exister, le monde évoluait, les techniques se perfectionnaient, tandis qu’un certain nombre d’écrivains (je pense par exemple à Chevillard) continuaient à vouloir s’abstenir de créer une quelconque histoire parce que ça les ennuyait, ou que c’est ce qu’on leur avait appris à l’école du bien écrire – qu’une histoire, ça ne se faisait plus – ou encore, pour paraphraser Céline, qu’il n’y avait que le style qui comptait (et dieu sait combien d’autres l’ont montré depuis, à l’instar de Nabokov, mais en y adjoignant un semblant d’histoire)… Tout cela était peut-être valable au vingtième siècle, dans les années cinquante, voire même à l’orée des années quatre-vingts (quand les ordinateurs n’avaient pas encore envahi nos vies). Mais à l’heure où les gens se gavent de téléréalité et de séries télé américaines, le scénario a plus que jamais son rôle à jouer dans la culture (non pas évidement comme le fait Djian, avec ses misérables "copier coller" de Doggy Bags) mais à travers la reconquête, pour la littérature, d’un certain nombre de charmes dus à la simple narration d’un histoire qui font que l’on n'a pas l’impression, en tant que lecteur, d’être en dehors, mais en dedans.
(Cela dit, j’adore les romans où il n’y a pas d’histoire (c’est-à-dire des histoires à l’intérieur des histoires), mais il faut avoir les épaules pour en écrire…)
J’ai un peu de mal à vous suivre, Alain. Concernant Volodine, je le considère comme un auteur majeur, mais ce n’est pas parce que je trouve que ses thématiques sont en phase avec notre époque. Etre en phase avec son époque, je ne suis pas bien sûr de savoir ce que ça veut dire (mais vous n’avez pas employé cette expression, j’en conviens) ; mais ça m’apparaît plutôt comme une faiblesse : l’air du temps, un coup de vent et il a changé ; d’ailleurs chez nous ce sont plutôt les auteurs qui recherchent l’air du temps qui à mes yeux se fourvoient. En revanche la question de l’existence de l’humanité, ça peut valoir la peine d’écrire autour, pourquoi pas – même si ce n’est pas ça non plus qui fait le talent si singulier de Volodine, qui n’incarne que lui-même tant il est sans voisins.
Je sais aussi qu’il est de bon ton aujourd’hui de fustiger le nouveau roman. Personnellement, je n’ai jamais bien su que c’était ; j’ai lu quelques livres (pas tant que ça) qu’on y avait classés ; je n’ai pas bien compris les critères de classification. Je me souviens, gamin ou presque, d’avoir lu la Modification ; franchement je ne vois pas comment on peut faire moins coupé du réel, ça y colle presque un peu trop (si tant est qu’on sache ce qu’est le réel – ce qui me paraît d’ailleurs un doute plutôt fertile).
Peut-on reprocher à Chevillard de ne pas vouloir créer d’histoires ? Il ne se revendique pas romancier, et ma foi pourquoi faudrait-il que toute la littérature soit narrative ? Il y a quelque chose de très imbécile dans le dessein de raconter une histoire, il faut être soi-même un héros pour s’y lancer – j’admire l’héroïsme, c’est pourquoi je ne crache pas sur les auteurs qui surmontent cet obstacle énorme. Chevillard aussi est un aventurier, mais qui revient à son aventure primitive, l’écriture ; ce qu’il fait proliférer à partir de ce qui pourrait passer pour presque rien m’émeut : c’est la condition même de l’écrivain.
La littérature n’a jamais intéressé grand monde, je doute que les alter ego d’autrefois des gens qui aujourd’hui se gavent de télé-réalité et de séries américaines (je dis bien, comme vous, « se gavent » ; je ne crache pas d’office sur les séries américaines, au contraire) aient été des lecteurs de Stendhal ou de Flaubert.
La rupture, réelle, entre le public (je parle des gens qui lisent) et la littérature française contemporaine tient à autre chose qu’à la littérature elle-même ; un jour, quand j’aurai le temps, j’essaierai de dire ce que j’en pense.
(Moi aussi, j’ai un faible coupable pour les romans sans histoire, je le reconnais – mais pas que.)
(non, c'est faux, c'est juste pour ne pas dire...)
:))
(Moons, je vous ai ajouté des livres sur mon blog, vous passerez me voir à la récréation)
Je n'arrive pas à mettre la main sur Monsieur le Comte, vous m'aviez pourtant dit qu'il se promenait avec les autres faces de boucs.
Dites-lui, à l'occasion que Thaddée Us le cherche pour s'afficher crânement en sa compagnie.
Cher phA,
Je comprends bien vos arguments. D’ailleurs je ne rechigne pas moi-même à me vautrer dans les délices d’une écriture soignée, tant qu’elle me parle de quelque chose. Ce que je critique, c’est plutôt la propension justement à n’écrire qu’autour de la question de l’écrivain, de l’écriture, comme vous le dites, et comme le fait selon moi Chevillard – une écriture repliée sur elle-même, autour de ses propres effets (quand je le lis j’ai parfois l’impression qu’il se fait immensément plaisir, et je me dis : si seulement j’avais au moins autant de plaisir à le lire que lui semble avoir à en écrire…). Alors je vous demande bien naïvement : comment peut-on faire plus « coupé » du lectorat (ou si vous préférez, comme peut-on écrire autant pour les écrivains, ou les « écrivants » ?). Je n’ai pas lu tous les auteurs de votre hublot en bas à gauche (d’ailleurs l’aurais-je pu ?) mais enfin un certain nombre, et je vous encourage à mettre en perspective ces auteurs avec ceux de langues étrangères, si vous ne l’avez pas déjà trop fait. Je ne prône pas abusivement la suprématie de l’étranger : j’aime mon pays, et sa culture. Mais je considère que les cas d’école qui y culminent, la littérature comme vous dites malade dans sa représentation, la littérature de style rien que pour le style (il y en a), et bien évidemment toute la lie du roman contemporain que l’on érige en tant que littérature alors qu’il n’y en pas une once (cf La littérature sans estomac) lui nuisent plus qu’autre chose, et contribuent et à sa lente mais irrémédiable chute. J’aimerais croire que ce n’est pas que la création qui est en cause (et uniquement la représentation : les media, les prescripteurs, le temps qui faut qu’il faut pour trier le bon grain de l’ivraie…) Mais trop de livres – et je suis un lecteur– me sont tombés des mains dans un soupir proche de l’anorexie en laissant penser : mais comment peut-on être aussi peu créatif ?... Et cela je l’attribue sans conteste à l’évolution de la littérature française (repliée sur elle-même, comme bien d’autres pans de notre culture à l’heure actuelle, mais également de notre peuple, et bien sûr de notre politique). Un ami m’a dit un jour que les petites époques ne pouvaient pas engendrer de grands écrivains. Je ne suis bien évidement pas d’accord avec ce genre de généralités. Mais je crois tout de même que les petites époques ne contribuent pas à les voir, s’il y en a, et que la fermeture d’esprit (ou le suivisme) dont font preuve trop de puissance « décidantes » dans notre pays ne participent pas non plus à les faire ressortir. Maintenant c’est sûr que la représentation est aussi en cause comme vous le laissez entendre de ce repli, dans cette « crise ». Mais elle n’est selon moi qu’un épiphénomène, une manifestation tardive. Ce qui est à l’oeuvre d’après moi, c’est la non propension de nos écrivains à prendre le monde à bras le corps (c’est-à-dire le monde désormais mondialisé, « technicisant », médiatiquement oppressant, socialement inhibant, de plus en plus désincarné dans nos rapport à l’autre, etc…) comme le font déjà la plupart des auteurs anglo-saxons, sud-américains, portugais, etc… pour en faire – pourquoi pas ?, je ne crois pas que le roman et la littérature soient si indissociables– de la Littérature. Après je suis bien d’accord avec vous sur Flaubert et Stendhal – encore que ce dernier était finalement assez accessible, même s’il n’a pas eu la réception qu’il mérite– et je ne prétends pas que la « vraie » littérature ne soit pas élitiste. C’est juste dommage qu’elle ne soit qu’élitiste (surtout par les temps qui courent où la gangrène culturelle gagne, et où ce ne sont pas le cinéma français et la téléréalité qui vont nous en préserver)
Bien cordialement,
(un dernier mot tout de même sur « être en phase avec son époque » : bien évidement, ça ne signifie pas pour moi être dans l’air du temps (ou barder de gadgets technologiques son œuvre – non, mais peut-être avoir su suffisamment capter cet "air du temps", justement, pour le transmuer en art, rien que de l’alchimie finalement) : Stendhal et Flaubert le faisaient, dans ce qu’ils écrivaient ; Volodine ne les fait plus vraiment, à mon avis.)
(tout cela revient finalement à ce que vous énoncez dans votre hublot supérieur : l’époque est difficile à percer, remplie de faux semblants, mais ce n’est pas impossible)
Parler de quelque chose ? Mais enfin Alain, rien n’est-il pas évidemment quelque chose ? L’écrivain, ou plutôt l’écriture, c’est l’homme aussi ; en littérature, c’est même l’homme immédiat. Bien sûr le sujet est plutôt à éviter, insaisissable qu’il est – piquant comme le hérisson sur la table de Chevillard. Mais ce dernier ne résume pas la littérature française contemporaine, tant s’en faut ; il ne résume même pas mon hublot droit qui lui-même ne montre que mes goûts – lesquels d’ailleurs sont plutôt disparates : vous ne me parlez que de Chevillard et de Volodine, et pas un mot sur Federman, sur Jérôme Lafargue, Hubert Mingarelli, Pierre Alferi, Eugène Savitzkaya, Thierry Beinstingel et bien d’autres qui sont aussi éloignés de ces deux-là qu’ils le sont les uns des autres (nul doute qu’en cherchant bien vous y trouveriez à infirmer différemment votre parenthèse sur la non propension de nos écrivains à prendre le monde à bras le corps) : en fait je serais bien en peine de tracer une ligne (ou même deux ou trois comme on le fait souvent) dans cette littérature – et serait-ce possible qu’il faudrait m’en imputer la responsabilité, puisqu’il ne s’agit là que de mes goûts.
Je ne suis pas bien sûr qu’il soit vraiment pertinent, comme le fait si souvent la presse, de comparer la littérature française avec la littérature étrangère. D’abord, laquelle ? Aujourd’hui, par exemple, les lecteurs français ne lisent guère les auteurs allemands contemporains – c’est peut-être d’ailleurs là un indice de la vitalité de la littérature allemande, à creuser. Déjà, la masse de la production française est telle qu’il est assez vain de vouloir la résumer ; il suffit de s’y plonger vraiment pour s’en rendre compte ; que dire alors de la production mondiale ?
Que trop de livres vous soient tombés des mains, je le comprends sans peine ; il n’est pas si facile de s’orienter – et là il y aurait beaucoup à dire –, qui plus est lorsque par chance on tombe sur un livre appartenant à une grande œuvre, on n’est pas toujours à même de s’en rendre compte d’emblée, il faut souvent en lire plusieurs ; l’œuvre n’est pas nécessairement à l’échelle du livre, et n’en lire qu’un seul c’est souvent comme regarder un vaste paysage par une mesquine lorgnette.
Je ne développerai concernant les relations entre cette crise de la littérature et notre société, a priori je suis assez d’accord ; la tendance au formatage est évidente, elle concerne une part considérable de la production. Qu’importe ? Si quelques dizaines de livres bons ou très bons sortent dans l’année, à mes yeux c’est bien suffisant pour affirmer que la création se porte à merveille ; si hélas très souvent ils ont peu de visibilité, c’est qu’en effet il y a une crise, celle de la représentation.
Ce qui me fait dire aussi qu’il n’y a pas de crise de la création littéraire, c’est que je ne suis pas bien sûr que c’était mieux avant. Petite époque peut-être, mais je dois reconnaître que certaines des œuvres du XXe siècle qu’il était de bon ton d’admirer m’ennuient plutôt (la Peste) voire terriblement (la Condition humaine ou l’Espoir – enfin, pour les quelques dizaines de pages que je suis parvenu à lire).
Merci en tout cas de me forcer à développer un peu !
Y'a pas, j'préfère Apollinaire, et ses odeurs d'éther !
ça fiche le mal de mer.
Je ne suis pas du tout en mesure de faire la comparaison que vous me demandez : je ne connais pas la majeure partie des auteurs américains, ni sud-américains, ni français ; je dois avouer que je vous envie un peu d'avoir le temps et la capacité de lire autant. C'est sans doute ce qui me fait noyer le poisson, ainsi que mon rapport très sensible aux différentes tentatives de classification. Vous aurez compris que je ne ferai jamais un grand théoricien.
C'est rigolo ce que vous dites sur Houellebecq (que j'ai peu lu : deux livres) : ses digressions sociologiques (notamment celles de Plateforme), c'est précisément ce que je trouve de profondément ennuyeux chez lui. En revanche, je ne trouve pas son écriture calamiteuse ; je sais qu'on la lui reproche mais je trouve qu'elle lui va.
Concernant mon affirmation sur la vitalité de notre littérature, je me suis peut-être mal fait comprendre. J'estime juste qu'une littérature capable de me fournir, à moi (car oui, je suis un lecteur complètement égocentrique) une trentaine ou une quarantaine de livres par an au moins assez bons, voire bien mieux que ça, me convient parfaitement. Davantage, c'est de toutes façons plus que je n'en puis consommer. Dans la mesure où je n'ai pas l'impression que ça ait pu être vraiment mieux autrefois, je ne m'alarme pas.
Il faudrait que ce monsieur aille voir du côté de TF1, ils recrutent peut-être (Hélène Cixous est heureusement inimitable).
@dominique hasselman : voilà précisément le genre de raccourcis qui fait que le fossé s’agrandit entre la soi-disant « véritable culture » et la littérature en général. Je n’ai jamais écrit qu’il fallait aller dans le sens des goûts du public (plutôt mourir !). Mais je n’ai pour ma part aucun mépris contempteur pour ce genre de divertissements de masse (ni aucune complaisance, du reste, je n’en regarde pas). Je connais par contre quelqu’un qui en conçoit, je sais donc de quoi je parle.
@phA : définitivement non je ne suis pas d’accord là-dessus. Pour moi vous confondez la cause et la conséquence. Ce ne sont pas les digressions qui sont un défaut de notre époque, mais notre société qui les a peut-être développées au point qu’elles sont devenues à vos yeux comme une « caution » dans la littérature contemporaine (parce que vous jugez après coup, avec beaucoup de recul). A l’époque où les a initiées Houellebecq –pas qu’en sociologie, d’ailleurs, mais en technique, en biologie, etc…–, c’était novateur (même si certains l’ont imité depuis – je crois cependant que La télévision est contemporain des Particules). Ce qui me paraît nouveau, c’est d’introduire un certain nombre de données désincarnées du monde qui nous entoure dans la littérature (avec ce que cela peut causer d’artificiel, puisque c’est immatériel), sans leur tourner délibérément le dos, les snober, ou les mépriser comme le fait un peu plus haut d.hasselman. La téléréalité, pour ne citer qu’elle, me paraît justement une matière digne d’inspiration à l’heure actuelle. La regarder de haut, c’est tuer les germes de la créativité qui rodent comme des fantômes autour de nous, et prôner une littérature détachée de toute contemporanéité urbaine comme on en fait depuis un moment du côté de Michon, Bergougnioux (Pierre) (je sais que vous n’aimez pas les catégories, j’en use et j’en abuse…). Une littérature qui n’était pas déconnectée du réel à l’époque où elle était écrite, mais qui l’est (forcément) progressivement devenue (l’excellent Vies minuscules date de 1986). Donc dire aujourd’hui des digressions des Particules élémentaires (1998) qu’elles pourraient être une « caution » parce qu’elles vous apparaissent comme une manifestation "symptomatique" des défauts de notre époque actuelle, ce n’est pas rendre justice à Houellebecq, en ne le remettant pas dans le contexte de la sienne (déjà treize ans…)
(Croyez-moi, cher phA, je ne cherche pas détruire l’individu en énonçant ces quelques catégorisations, mais au contraire à lui redonner les clefs du pouvoir en défendant, non la création singulière qui va de toute façon son amble et risque de plus en plus la dispersion (surtout sur internet), mais la réappropriation par l'homme de ces fameuses catégories qui le réduisent à peau de chagrin (alors qu’elles ne sont après tout que sa création))
(après les méthodes pour cela peuvent diverger, et forcément la "digression sociologique" ne vous apparaître aujourd'hui que comme un copier-coller ou une caution un peu artificielle : là je suis bien d'accord)
Les sujets que vous évoquez, la télé-réalité par exemple, me paraissent tout à fait bons, je n'ai rien à y redire. D'ailleurs tout sujet me paraît bon tant que je sens qu'il s'est imposé de façon essentielle à son auteur, qu'il ne l'a pas choisi en préjugeant de son public.