Pendant
trois ans, au retour de la guerre, j’ai appris mon métier auprès de
Monsieur Boissonneau, mesuré, copié, peint, dans
leurs détails les plus délicats, des yeux qu’au fur et à mesure – je
suis, je le sais un bon artisan – j’ai su rendre ressemblants ; mieux
encore semblant voir. J’ai su, n’étant
pourtant pas artiste, trouver le moyen de donner à l’émail
une palpitation, un éclat – en bref une illusion de chair. Que je place
l’un de ces yeux au creux de la paume : me voilà
plein d’une joie démoniaque. J’ai songé plusieurs fois à caresser
Margaret et Mme C toutes deux couchées sur le lit conjugal de ces mains
armées. Je crois me souvenir que lorsque j’étais enfant,
en Corse, nous mangions des yeux de cochon, cuits, et que le premier
borgne que je vis jamais était un homme, me dit Monsieur Filippi,
auquel un grand-duc, l’oiseau, le hibou, avait arraché
l’œil. Sur les champs de bataille, j’ai vu maints yeux crevés.
Lorsque Margaret dort, parfois je pose la bouche sur l’une de ses
paupières et l’aspire légèrement : je n’ai aucune envoie
d’avoir en moi un œil de la pauvre enfant, pour le noyer dans la
bile noire et l’absinthe, non – c’est moi, qui voudrais la visiter de
mon globe vagabond, de même que j’ai depuis quelques mois
élu domicile en Mme C.
Anne-Sylvie Salzman, Vivre sauvage dans les villes, « La main voyante », le
Visage vert, 2014, p. 91-92.
Vivre sauvage dans les villes est le nouveau recueil de nouvelles d’ Anne-Sylvie Salzman, plus discrètement
fantastiques que Lamont peut-être, mais tout aussi troublantes en tout cas (l’érotisme où on ne
l’attend pas), accompagnées d’illustrations de Stepan Ueding.
Juste vous dire que votre jeu avec les mots m'emballe. En voiçi un qui malheureusement ne sera compris que par les amateurs de l'ancienne et belle imprimerie: Sans son "i", le compositeur typographe se mue en nid de lettres. Bon week-end à vous!
Bravo et merci !