Le 26 mars 1917 - Mes chers parents -
Samedi soir je me suis aperçu trop tard que j’avais laissé passer l’heure du courrier. Mais il faut m’excuser, car
j’ai beaucoup d’ouvrage. Depuis quelques jours mon associé est malade et forcé de rester coucher. (La maladie de Daussy – j’imagine
qu’il s’agit de lui – discrètement contamine l’orthographe.) Aussi suis-je obligé de faire la cuisine et de le soigner.
Il s’agit
donc bien de Daussy. Le mot « associé » me retient un instant. Une
seconde, l’image de deux détectives privés. C’est à
ça qu’instinctivement j’associe le mot « associé », on est loin du
compagnon de captivité. Pourtant c’est bien cela aussi : la captivité
les a associés, bon gré mal gré, et cette
association passive, dont ils ne sont que les objets, ainsi
revendiquée par le mot en devient une réelle : Daussy et Edmond – ou je
devrais dire « Daussy et Annocque » se
considèrent l’un l’autre désormais comme « associés », avec la
solidarité qui va avec. Et
comme je n’ai pas l’habitude, je
mets un peu plus de temps que de raison. C’est du reste un métier
qui ne me plaît pas beaucoup et je suis bien content d’être tombé sur un
associé qui s’y connaît. Le
mot décidément s’impose. Il n’y a manifestement pas d’autres
appellations possibles. Il s’y cache peut-être aussi une petite
connotation de classe. La
bourgeoisie devait bien s’exporter jusque dans les camps de
prisonniers. Daussy, qui sait cuisiner, n’en vient peut-être pas, ou pas
de la même. (Cela fait un bail décidément que je n’ai pas
revu la grande Illusion.) Voici le courrier reçu ces derniers
jours (il y a un mot très court entre « ces » et « derniers » mais je ne comprends pas : je lis
« fin »),
lettre de Geneviève du 7, cartes de papa des 8.9.10.12 et lettre de
maman du 11. Je remercie bien ma grande sœur
de sa gentille lettre. Je croyais vous l’avoir déjà dit, mais depuis
le départ du père nous n’avons plus d’aumônier, pendant quelque temps
un prêtre d’un camp voisin est venu tous les 15 jours et
dans la semaine nous dire la messe, mais depuis une paire de mois,
il ne vient plus, on fait des démarches pour en avoir un de nouveau,
surtout pour Pâques, mais je ne sais si ça aboutira. Le
printemps a été marqué ici par une nouvelle et abondante chute de
neige qui couvre encore toute la campagne. Comme coli je n’ai reçu qu’un
colis de pain en retard (du coup cet unique colis de pain ne mérite pas d’s, les fautes décidément ont presque toujours un sens) et le colis gare n°7. J’ai reçu ma commande de Kerbschnitt, il y a quand même une glace et un cadre. Ah !
Cette glace, ce cadre. Voilà. C’est ce qui me relie à ce texte
qu’autrement je serais presque, malgré les cartes, tenté de prendre pour
une
fiction. (Il doit pourtant bien y avoir quelque part en moi quelque
chose qui me relie à une certaine bourgeoisie du Pas-de-Calais, mais je
suis trop mal placé pour voir quoi.) Enfin il y a cette
glace, ce cadre, dont le souvenir remonte aussi bien à mon enfance
qu’à quelques mois. Je vais pouvoir continuer. Je vous quitte mes
chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. Edmond
Ces
dernières lignes sont plus espacées, ainsi que les mots, pour finir de
remplir la carte. Edmond doit être appelé à autre chose :
la cuisine, ou les soins à Daussy.
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