lundi 24 février 2014

comment, par un jour de pierre, les mots changent de sens


Je n’accorde aucune confiance aux mots. J’ai déjà dû l’écrire ailleurs mais je ne sais plus où : ils veulent déjà dire quelque chose sans moi, et cette volonté est toujours susceptible d’entrer en contradiction avec la mienne. Les mots que j’aurai écrits voudront toujours dire aussi autre chose que ce que j’aurai voulu dire.
Pour autant, je ne crois pas un instant que ça doive empêcher d’écrire. Je crois même au contraire que c’est ce qui rend possible la littérature.
Il y a une dizaine d’années j’ai lu, dès sa parution à l’Esprit des Péninsules, Pays perdu, de Pierre Jourde. J’étais curieux de lire ce qu’écrivait par ailleurs l’auteur de la Littérature sans estomac, paru peu de temps avant. Le seul auteur qu’il y évoquait et que j’avais déjà lu y était traité avec un enthousiasme qui ressemblait au mien lors de ma découverte des Absences du Capitaine Cook – puisqu’il s’agit bien sûr d’Eric Chevillard. C’est un peu hors sujet tout ça mais pas tellement : je veux dire que, tandis que Jourde apparaissait non sans raisons à d’autres comme une sorte de cogneur des lettres, j’ai d’abord vu en lui le lecteur enthousiaste et chaleureux. Subjectivité de toute lecture.
Et j’ai vraiment beaucoup aimé Pays perdu. Du coup j’ai lu d’autres livres du même auteur, comme on dit, et précisément ils n’avaient pas forcément l’air a priori du même auteur. Et bien sûr ça ne pouvait que me retenir.
Et puis j’ai appris cette affaire, je ne sais plus comment mais sans doute dès que la presse en a parlé – je parle bien sûr de celle à l’origine de la première pierre, le dernier livre de Pierre Jourde, que je viens tout juste de terminer (il est paru à la rentrée de septembre mais moi je lisais le Maréchal absolu, dont l’épaisseur explique sans doute en partie pourquoi la première pierre vient tant d’années après l’affaire mais ne doit pas vous faire reculer pour autant : c’est un vrai grand livre). J’ai appris cette affaire et j’ai fait partie de la catégorie des incrédules, Pierre Jourde en effet liste les différentes réactions ; ce livre à l’évidence était un hommage au pays et je ne voyais pas comment il pouvait être perçu autrement. Sauf que ce pays n’est pas le mien et qu’en plus je n’en ai pas. Mais même l’auteur lui-même n’imaginait rien de tel.
Nous devrions pourtant savoir, nous qui écrivons mais aussi lisons, comment la lecture s’approprie le texte et en écrit à chaque fois un nouveau. Si je mets plein de « je » partout dans ce billet c’est parce que je sais bien que je ne parle pas de la première pierre de Pierre Jourde mais de ce que la lecture de ce texte suscite en moi.
Pierre Jourde avait intitulé son livre Pays perdu. Je ne l’ai pas relu depuis sa parution. Mais je me rappelle comment dès les premières lignes le narrateur situe le pays au bout d’une route improbable, quelque chose de mythique et de merveilleux pour le lecteur étranger. C’est dans ce sens en effet que l’auteur avait écrit ces premières lignes ; mais comment ne pas voir, en se plaçant depuis ledit pays, qu’il s’agit aussi d’un pays paumé ? Moi qui n’habite qu’à une demi-heure de Paris par le train il m’arrive bien souvent de râler que c’est paumé, où je vis – et pourtant c’est presque touristique aussi. Dès le titre les lectures fatalement divergent, les esprits s’échauffent.
Et puis il y a l’événement. Et l’événement aussi change le sens des mots. Le livre vit sa propre vie avec les mots dont il est écrit et échappe à son auteur. Ce ne sont pas les personnages qui, selon le cliché habituel, échappent à leur auteur ; mais bien les mots eux-mêmes. Il a dit des choses qu’il n’avait pas le droit de dire. Les choses qu’on n’a pas le droit de dire sont souvent de très peu d’importance et connues de tous – même si elles sont dans le cas présent supposées être secrètes dans un pays où la configuration des lieux même rend le secret impossible. Je me souviens un peu de cette notion du « droit de dire » évoquée jadis dans un cours de linguistique, peut-être bien de logico-sémantique ; en fait je ne me souviens de presque rien sauf que le droit de dire est un préalable à toute parole. A fortiori écrite, circonstance aggravante. On ne se pose pas la question de savoir si celui qui a pris le droit de dire qu’il n’avait pas était bien conscient de son infraction : son Pays perdu va le prendre aux mots. Il y retournera quand même mais le pays désormais restera perdu pour lui. Il faudrait lui demander s’il avait pensé à Milton en donnant ce titre.
Mais ce n’est pas pour Pierre Jourde seulement que le Pays perdu a changé de sens : les lecteurs qui découvrent ce texte aujourd’hui, publié initialement chez un petit éditeur, ne pourront le faire qu’à travers le prisme des événements et surtout, dans ce cas souhaitons-le, celui de la lecture de la première pierre. Pour ma part, j’ai l’impression de l’avoir lu autrefois en toute innocence. Quand je le relirai ce sera un autre livre.
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Commentaires

Ce qui est très étrange, c'est que ce n'est pas forcément une vraie lecture de Pays Perdu qui a provoqué les "événements", mais ainsi que Pierre Jourde le dit lui-même, ceux-ci n'ont été mis en marche que par l'ombre d'une lecture (mais en réalité n'étaient-ils pas en préparation bien avant?), des mots parfois isolés et seulement rapportés, des mots qui ont servi de disjoncteurs, certains des protagonistes ne l'ayant même pas lu du tout. Les mots ont été distordus, ce qui me fait songer aux prestidigitateurs qui, selon leurs dires, parviennent à tordre les petites cuillers rien qu'en les regardant.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 24/02/2014 à 17h42
La lecture génère des fictions qui débordent de ce que l'auteur écrit.
Réponse de PhA le 26/02/2014 à 18h54
Bien que n'ayant pu vous écouter sur France Culture et, donc, ne sachant ce que P.Jourde aura pu dire à propos de son "Pays perdu", je confirme ce que j'avais écrit par ailleurs et que tu soulignes: lire tout d'abord "La première pierre" permet sans doute ensuite 2 "modes" de lecture de "Pays perdu", "l'oeuvre littéraire" d'une part et le "récit" plus personnel mais distancié d'un "monde" dont il parle avec profondeur, "intimité" mais qui pourrait "échapper" au lecteur s'il n'en connait pas la "conclusion".
(j'exprime sans doute fort mal ce que j'ai ressenti très vivement à la lecture de ces 2 livres)
Commentaire n°2 posté par chris le 16/06/2014 à 14h20
L'artiste est-il maître de son oeuvre ? demandait-on ce matin en philo ce matin.
Tu pourras sûrement écouter le podcast de l'émission à un moment ou un autre.
Réponse de PhA le 16/06/2014 à 18h29
A la question-sujet de bac S: je répondrais volontiers non sachant, bien entendu, que le sujet prête à débats;-)
(En aparté: pourquoi les sujets "philo" du bac sont-ils toujours et depuis lontemps, plus pssionnants, plus "ouverts" que cedux proposés aux L?)  
Commentaire n°3 posté par chris le 17/06/2014 à 11h51
(C'est vrai ? Ma foi je n'y ai pas regardé d'assez près.)
Réponse de PhA le 19/06/2014 à 16h40
(mille excuses pour ces "fautes" involontaires!)
Commentaire n°4 posté par chris le 17/06/2014 à 11h52
Du moment qu'elles ne sont pas sur une copie d'examen...
Réponse de PhA le 19/06/2014 à 16h41
Ah!La KKDémie autorise de rendre des copies dont les textes sont écrits sur smartphone?
On n'arrête plus le progrès
Commentaire n°5 posté par chris le 19/06/2014 à 18h18
Ah!!!Décidément!
"autorise A rendre..": j' "assassine" le français à mon tour mais c'est la séniliité qui s'avance.
Commentaire n°6 posté par chris le 19/06/2014 à 18h28

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