Je
n’accorde aucune confiance aux mots. J’ai déjà dû l’écrire ailleurs
mais je ne sais plus où : ils veulent déjà dire
quelque chose sans moi, et cette volonté est toujours susceptible
d’entrer en contradiction avec la mienne. Les mots que j’aurai écrits
voudront toujours dire aussi autre chose que ce que j’aurai
voulu dire.
Pour autant, je ne crois pas un instant que ça doive empêcher d’écrire. Je crois même au contraire que c’est ce qui rend
possible la littérature.
Il y a une dizaine d’années j’ai lu, dès sa parution à l’Esprit des Péninsules, Pays perdu, de
Pierre Jourde. J’étais curieux de lire ce qu’écrivait par ailleurs l’auteur de la Littérature sans estomac, paru peu de temps avant. Le seul auteur qu’il y évoquait et
que j’avais déjà lu y était traité avec un enthousiasme qui ressemblait au mien lors de ma découverte des Absences du Capitaine Cook
– puisqu’il s’agit bien sûr d’Eric Chevillard. C’est
un peu hors sujet tout ça mais pas tellement : je veux dire que,
tandis que Jourde apparaissait non sans raisons à d’autres comme une
sorte de cogneur des lettres, j’ai d’abord vu en lui le
lecteur enthousiaste et chaleureux. Subjectivité de toute lecture.
Et j’ai vraiment beaucoup aimé Pays perdu. Du coup j’ai lu d’autres livres du même auteur, comme on dit, et
précisément ils n’avaient pas forcément l’air a priori du même auteur. Et bien sûr ça ne pouvait que me retenir.
Et puis j’ai appris cette affaire, je ne sais plus comment mais sans doute dès que la presse en a parlé – je parle bien sûr de
celle à l’origine de la première pierre,
le dernier livre de Pierre Jourde, que je viens tout juste de terminer
(il est paru à la rentrée de septembre mais moi je lisais
le Maréchal absolu, dont l’épaisseur explique sans doute en partie pourquoi la première pierre vient tant d’années après l’affaire mais ne doit pas vous faire reculer pour
autant : c’est un vrai grand livre).
J’ai appris cette affaire et j’ai fait partie de la catégorie des
incrédules, Pierre Jourde en effet liste les différentes réactions ;
ce livre à l’évidence était un hommage au pays et je ne voyais pas
comment il pouvait être perçu autrement. Sauf que ce
pays n’est pas le mien et qu’en plus je n’en ai pas. Mais même
l’auteur lui-même n’imaginait rien de tel.
Nous devrions pourtant savoir, nous qui écrivons mais aussi lisons, comment la lecture s’approprie le texte et en écrit à chaque
fois un nouveau. Si je mets plein de « je » partout dans ce billet c’est parce que je sais bien que je ne parle pas de la première pierre de Pierre Jourde mais de ce que la
lecture de ce texte suscite en moi.
Pierre Jourde avait intitulé son livre Pays perdu.
Je ne l’ai pas relu depuis sa parution. Mais je me rappelle comment
dès les premières lignes le narrateur situe le pays au bout d’une
route improbable, quelque chose de mythique et de merveilleux pour le
lecteur étranger. C’est dans ce sens en effet que l’auteur
avait écrit ces premières lignes ; mais comment ne pas voir, en se
plaçant depuis ledit pays, qu’il s’agit aussi d’un pays paumé ? Moi qui
n’habite qu’à une demi-heure de Paris par le
train il m’arrive bien souvent de râler que c’est paumé, où je vis –
et pourtant c’est presque touristique aussi. Dès le titre les lectures
fatalement divergent, les esprits s’échauffent.
Et
puis il y a l’événement. Et l’événement aussi change le sens des mots.
Le livre vit sa propre vie avec les mots dont il est
écrit et échappe à son auteur. Ce ne sont pas les personnages qui,
selon le cliché habituel, échappent à leur auteur ; mais bien les mots
eux-mêmes. Il a dit des choses qu’il n’avait pas le
droit de dire. Les choses qu’on n’a pas le droit de dire sont
souvent de très peu d’importance et connues de tous – même si elles sont
dans le cas présent supposées être secrètes dans un pays où
la configuration des lieux même rend le secret impossible. Je me
souviens un peu de cette notion du « droit de dire » évoquée jadis dans
un cours de linguistique, peut-être bien de
logico-sémantique ; en fait je ne me souviens de presque rien sauf
que le droit de dire est un préalable à toute parole. A fortiori écrite,
circonstance aggravante. On ne se pose pas la
question de savoir si celui qui a pris le droit de dire qu’il
n’avait pas était bien conscient de son infraction : son Pays perdu va le prendre aux mots. Il y retournera quand même
mais le pays désormais restera perdu pour lui. Il faudrait lui demander s’il avait pensé à Milton en donnant ce titre.
Mais ce n’est pas pour Pierre Jourde seulement que le Pays perdu
a changé de sens : les lecteurs qui découvrent ce
texte aujourd’hui, publié initialement chez un petit éditeur, ne
pourront le faire qu’à travers le prisme des événements et surtout, dans
ce cas souhaitons-le, celui de la lecture de la
première pierre. Pour ma part, j’ai l’impression de l’avoir lu autrefois en toute innocence. Quand je le relirai ce sera un autre livre.
(j'exprime sans doute fort mal ce que j'ai ressenti très vivement à la lecture de ces 2 livres)
Tu pourras sûrement écouter le podcast de l'émission à un moment ou un autre.
(En aparté: pourquoi les sujets "philo" du bac sont-ils toujours et depuis lontemps, plus pssionnants, plus "ouverts" que cedux proposés aux L?)
On n'arrête plus le progrès
"autorise A rendre..": j' "assassine" le français à mon tour mais c'est la séniliité qui s'avance.