dimanche 7 avril 2013

Quoi faire Irène du dictionnaire ?


C’est après cette soirée-là que ça a commencé véritablement. Enfin qu’il y a eu un autre commencement dans ma vie. Encore un, ou une autre fin, et puisqu’il faut dater, disons seulement que c’est du lendemain de cette soirée que date cette histoire.
Une histoire de dictionnaire qui était à moi et pas à elle et qu’elle n’avait jamais touché jusque-là, du moins je l’avais cru.
Il était rangé sur le buffet. Je le cherchais pour vérifier un mot. Ça m’a toujours semblé important d’avoir la certitude des mots, parce qu’il n’y a de vérité que dans la définition et qu’elle est décidée par ceux qui ont réfléchi.
Il était à moi après tout ce dictionnaire et impossible de le retrouver ce matin-là., j’en avais pourtant besoin tout de suite. Aussi pour lui parler d’elle, de sa mélancolie, de sa bile noire qui la poussait à la tristesse, ce qui n’avait pas de lien avec ce qui se passait entre nous.
Plus de dictionnaire. J’ai cherché un temps, couru à brides abattues du bahut à la cheminée, j’ai grimpé quatre à quatre l’escalier jusqu’à la chambre, j’ai cherché encore un peu près de mon fauteuil, sous les journaux. Je lui ai demandé ce qu’elle en avait fait, ce qu’elle pouvait bien aller y voir. Alors qu’elle n’y voyait rien.
Elle est allée me le chercher, dehors, sur le perron, près d’une chaise où elle s’asseyait tous les jours, au moins quelques minutes, avant ma sieste.
Là, devant moi, maintenant, la brique de poussière et de feuilles, la couverture humide, molle, les pages cornées en plus, mon dictionnaire foutu. Je déteste ce genre d’intrusions physiques entre les mots. Elle me regarde, perplexe, qui ne sait que penser, autrement dit. « Les mots ne sont pas qu’à toi », dit-elle à se contorsionner devant moi, les mains pétrissant les mains et puis l’une sur son front, le grattant, l’index maintenant sur sa bouche, c’est propre, comme ceux qui ont besoin de se mouiller le doigt pour faire tourner les pages.
Le dictionnaire est sur la table. Le partage me le rend étranger, inapte à la rencontre. J’ai l’impression qu’il est plus abîmé, habité d’Irène, confisqué en partie. Alors, c’est de l’émotion, mauvais par conséquent pour moi. Je voudrais ces mots à moi, à moi seul, des mots fixes, pas ceux qui bougent dans sa bouche.
Pas ceux qu’elle remue et tripatouille, qu’elle lance sans bien savoir où ils vont, peu soucieuse du sérieux qui les grève, comme s’il nous était possible de les connaître ensemble et de les utiliser dans une communauté d’union. Quoi d’union ? D’où me vient cette idée ? Voilà, je me débats comme elle. Filant des mots, non les mots ne filent pas, c’est elle qui croit qu’ils filent, elle la compliquée. Moi, la phrase je la construis, j’y pense, elle a du sens, c’est simple. Celle-là met les mots les uns à la suite des autres et elle attend. Enfin… si elle faisait un tout petit peu l’effort de construire, je comprendrais, tout, tout ce qu’elle dit parce qu’il y aurait une direction. Une majuscule et un point, un commencement et une fin.
Maintenant, elle prend le dictionnaire mais pour quoi faire ? Quoi faire Irène du dictionnaire ? Je demande. Ce n’est pas une question. Je recommence : quoi faire du dictionnaire, Irène, sans tes lunettes, les petits caractères et le latin que tu soulignes, l’histoire du mot ?
 
Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la vérité, Quidam, 2013, p. 83-85, c’est là que j’en suis, vous pouvez lire un peu par-dessus mon épaule, ça vaut la peine.
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 Post-scriptum.

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