Le
départ – voilà, ça me revient – fut donné par le jeune Mathurin, huit
ans, sous les vivats d’une demi-douzaine de ses
contemporains, Océane, Emma, Théo, Manon, Achille et Valentin. Tout
cela poussait des cris vrillants qui faillirent rendre inaudible le coup
de feu (tiré au moyen d’un sachet de boulangerie que
Mathurin gonfla d’air et creva) – mais on peut croire aussi que
l’agacement causé aux deux vieux par cette basse-cour ne fut pas pour
rien dans le départ fulgurant qu’ils prirent, poussés par
l’espoir de lui échapper.
Comme
c’est le cas de toutes les idées, à commencer par les plus radicales,
l’origine de celle-ci ne se laisse pas facilement
déterminer. Il se peut qu’elle soit née d’une question presque
abstraite qui, prise au mot, aurait inopinément basculé dans le réel. Un
des habitants de l’impasse voit un jour cheminer de
conserve les deux patriarches, faire patiemment des mètres avec les
centimètres, et s’arrêter souvent pour reprendre souffle – feignant
toutefois de ne s’immobiliser que pour commenter une
fissure dans un mur, une fleur, un escargot leur frère : ne pas
montrer à son vieux rival que l’on peine. Un habitant donc les regarde
passer, et : dis donc ces deux-là, s’ils faisaient
la course on en aurait pour un moment. Sur le ton de la blague, mais
l’idée va son chemin elle aussi, fait des mètres avec des centimètres
et, allez savoir comment, se présente un jour sous les
gracieuses espèces de deux adolescentes à Pierre Cordier et Roger
Chabassol.
Chez
Cordier, ce fut sa petite-fille Anaïs. Chez l’autre une Laura de seize
ans. Et, plus facilement qu’on ne l’aurait cru, l’un
et l’autre acceptèrent. Comme il est naturel, Cordier aime sa
petite-fille, et comme il est fréquent – c’était le calcul – ne peut
rien lui refuser. Si l’idée qu’on pourrait vouloir se moquer de
lui le frôle de son aile, il la repousse vivement : pas Anaïs, pas
cette gentille blonde qui vient le voir souvent, s’assied patiemment
près de lui, écoute ses vieilles histoires et lui
conte ses jeunes émois. A Chabassol, qui n’a pas d’enfants mais a
gardé l’œil égrillard, on a dépêché Laura, brunette ravissante,
volontiers court-vêtue, au regard et au déhanché prometteurs.
Vous n’en ferez qu’une bouchée, grand-père Chabassol, a-t-elle dit,
regardez-le : il se traîne. Il n’en fallut pas davantage pour que le
bonhomme sentît comme un influx parcourir ses mollets
de vieux coq : il accepta.
Jean-Louis Bailly, Mathusalem sur le fil, L’Arbre vengeur, 2013, p. 23-24.
Cette
improbable course dans leur impasse de deux quasi-centenaires dure le
temps d’un roman qui, sous des airs de fable acide,
est aussi une réflexion sur les apparences (le narrateur alterne son
récit de la description des photos de Florian, le jeune photographe
amateur du quartier dont les photos parlent et parfois
mentent). Le passage des vieillards devant les différentes maisons
de l’impasse est l’occasion de faire de chaque habitant un personnage
dont l’histoire réjouit ou émeut, au gré d’un narrateur
ouvertement partial : la préférence est l’apparente injustice qui
précisément rend justice aux apparences trompeuses.
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