Je reviens sur Hannibal tragique suivi de Hannibal domestique, dont mon précédent billet aurait pu donner une image par trop réductrice (et maintenant
que je l’ai terminé et que je sais de quoi l’auteur est capable, je me tiens à carreau).
…
– Qu’est-ce qui vous énerve exactement ?
–
Beaucoup de contes cités par Vladimir Propp contiennent une lutte de
type « David contre Goliath », et ce genre de
combats finalement gagnés par un héros donné perdant a priori fait
sans doute partie du plaisir de la narration depuis les temps plus
anciens. Nous nous attendons donc à retrouver cette victoire
paradoxale dans les œuvres qui gardent un rapport avec le conte ;
nous l’acceptons comme nous acceptons, par hypothèse, les conventions
d’un genre. Cependant, j’ai noté chez moi un certain
agacement lorsque le paradoxe de la victoire est poussé par l’auteur
jusqu’à l’invraisemblance la plus extravagante alors que dans le même
temps il tient à nous expliquer le miracle par des
raisons empruntées au réalisme le plus technique. Je ne saurais dire
exactement ce qui me contrarie dans ce mélange, mais le fait est qu’au
lieu de souhaiter la victoire des bons, je me mets
alors à souhaiter la victoire des méchants, c’est-à-dire la victoire
du nécessaire et du vraisemblable. C’est en lisant une des victoires
paradoxales de L’Epée de Darwin (qui sont toutes
composées comme je viens de le dire : avec autant d’invraisemblance que de réalisme arrogant) que j’ai songé au procédé du renversement :
il consisterait à renverser le sens du
combat à même l’écriture du roman, c’est-à-dire en se coulant le
mieux possible dans le style narratif de l’auteur. Si j’avais vraiment
les moyens de faire ce que je veux, je me proposerais de
publier beaucoup d’œuvres ainsi corrigées par un renversement.
Certaines de ces œuvres pourraient prendre une forme ridiculement et
délicieusement réduite (par exemple 14 p au lieu de 536), à
cause que le renversement interviendrait très tôt dans
l’action et ne laisserait aucun héros en vie pour la poursuivre ;
d’autres pourraient au contraire se développer au-delà
de leur format initial, non pas parce que le renversement n’aurait pas accompli son travail de destruction, mais parce que nous suivrions le destin de personnages que l’auteur
considérait pour sa part antipathiques, ou pour d’autres raisons à inventer…
– Et donc, dans L’Epée de Darwin…
– Vous avez raison, Sgaldo, je parle, je parle, et nous n’avons pas toute la nuit devant nous. (…)
Bref de la théorie à la pratique, voilà un très bref échantillon de ce que ça donne à la fin :
Quand
Tony s’engagea sous les pins Douglas en contrebas de la prairie, la
bouillie sanglante en quoi il avait transformé le
visage de Darwin Minor lui revint à l’esprit dans un flash, et il se
sentit bizarre. De toute son existence, il n’avait jamais rien connu
qui approchât la dépression nerveuse, même de loin :
il ne comprit donc pas qu’il était déprimé.
Et sans doute ne reconnut-il pas en lui-même l’âme de Joseph Mouton, laquelle désormais l’animait d’une humanité qui jusque
là lui était interdite.
Les deux extraits cités sont respectivement aux pages 284 à 286 et 293 d’ Hannibal tragique suivi de Hannibal domestique, publié par Jérôme Mauche, l’un des protagonistes
du livre, dans la belle collection Les Grands Soirs, aux Petits Matins évidemment.
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