Le samedi 3 septembre 2005.
Le milieu de la poésie en France est un petit milieu. N’ayant pas
moi-même évolué dans
beaucoup de milieux différents, j’aurais du mal à juger de sa
petitesse relative, mais je gage qu’il est beaucoup plus étroit que
celui des surfeurs (qui n’ont pas besoin de traductions en
anglais pour hanter avec leur planche les rouleaux des Caraïbes ou
de la Californie, et constituent donc de ce fait une fraternité
internationale), négligeable par rapport à celui des joueurs de
squash, ridicule au prix de celui du théâtre, peut-être comparable à
certaines spécialités de la philatélie, quoique cette passion draine
sans doute un peu plus d’argent et beaucoup moins
d’amateurisme éteint (je veux dire : pas éclairé). Or une
personne entièrement étrangère à ce petit milieu pourrait estimer que,
eu égard à la quasi-inexistence du lectorat et
considérant le caractère non-lucratif des entreprises qui n’y
prospèrent pas, tous les membres de la communauté doivent sûrement se
traiter entre eux un sur le pied de la tolérance et de la
solidarité. Notre Candide serait donc très surpris d’apprendre qu’au
contraire, le milieu de la poésie ressemble à la noblesse d’Ancien
Régime pour ce qui est des hiérarchies fines et des
quartiers, et que là où un désaccord apparaît sur le point de savoir
qui doit la préséance à qui, c’est simplement la guerre la plus féroce
qui fait rage (pas de quartiers) ; si bien qu’à
moins d’avoir blanchi sous les honneurs d’époques et d’idéologies
diverses, presque personne n’est à l’abri de l’excommunication (ou de
quelque fatwa, dirais-je pour me faire comprendre des
jeunes lecteurs) et tout le monde doit souffrir les insultes ou les
calomnies d’une grosse minorité du clergé poétique (tant du bas que du
haut). Pour expliquer ce paradoxe, je hasarderais que,
lorsque les hommes se battent pour un certain pouvoir, ils ne
regardent pas comme désirable le seul symbole du pouvoir, mais visent
avec lui une foule de commodités, d’avantages, d’obligations,
de servitudes et de grandeurs, qui sont inextricablement réelles et
imaginaires. Par conséquent, supposé que leur combat soit le plus
terrible du monde, toutefois, il ne donnera presque jamais
lieu au pire, parce que la réalité du pouvoir, complexe et
partageable, exige des accommodements et des trêves, même de la part de
lutteurs qui se détestent de tout leur âme. Enlevez à présent
cet enchevêtrement réel et imaginaire de jouissances dans lequel
ordinairement se tisse le pouvoir : il vous restera une puissance
purement symbolique, à laquelle cent dix ventes au lieu de
soixante-quinze, quelques compliments peut-être hypocrites, la
ferveur d’une poignée de culturels ou l’édition prochaine d’un DVD ne
fourniront pas plus de consistance qu’elle n’en a sèchement
par elle-même. C’est selon moi la raison pour laquelle les poètes
sont aujourd’hui des gens capables du pire ; l’anéantissement ne menace
en effet aucune réalité ; un
« suicide » n’entraînera pas plus de conséquences que l’annulation
du « prochain DVD » ; et nous irons potentiellement vers « la guerre de
tous contre tous »
pour autant que les auteurs de poésie devront s’arracher les uns aux
autres les débris d’une pénurie de réalité accablante.
Joseph Mouton, Hannibal tragique, suivi de Hannibal domestique, les Petits Matins, collection les
Grands Soirs, 2010, p. 55 à 57.
Si
le roman est à la littérature ce que les Etats-Unis sont au monde
entier – enfin, c’est l’ex-bibliothécaire qui le dit à
Monsieur Le Comte à la page 54 du livre ainsi titré ci-contre (et
plus engagé qu’on a bien voulu le lire), à vous de voir s’il faut le
prendre au pied de la lettre –, la poésie contemporaine ne
serait-elle pas plutôt à la littérature ce que la Belgique est à
l’Europe ? – entendez, un laboratoire selon l’expression
journalistique consacrée où l’on peut observer à l’avance
et en miniature ce qui ne manquera pas d’arriver très vite à la
littérature dans son ensemble et d’ailleurs quasi à la même échelle : on
ne va pas pavoiser parce qu’on vend trois ou quatre
fois plus qu’un rien qui continue gaillardement de tendre son
asymptote vers zéro. Allez, restons optimiste : zéro plus. C’est
d’ailleurs peut-être à l’optimisme qu’il faut attribuer les
mœurs d’Ancien Régime rapportées ci-dessus par Joseph Mouton et qui à
mon oreille de Candide résonnent un peu comme un « Tant qu’y a d’la
vie… » Que ce soit l’occasion en tout cas
l’occasion d’adresser nos affectueux encouragements à nos confrères
de première ligne, tenez bon les gars on est juste derrière et pas trop
fiers – et puis surtout parce qu’on aime les lire,
quoi.
(Voilà un billet qui si l’on s’en contentait pourrait donner une image très réductrice des enjeux d’Hannibal, tragique
et domestique ; pour en avoir une idée plus juste je ne saurais trop vous recommander de lire cet
article de Véronique Pittolo sur Sitaudis.)
l'écriture, un acte solitaire.
la lecture, un autre.
(nb: votre post suscite la curiosité, pas l'article de véronique pittolo^^, comme quoi...)