Des
fois, je me dis : tu es encore vert de bois vert. Autant que le morveux
que mon père menait à la trique, j’avais le
cuir épais. Solide. Je n’ai pas grandi. Tu as grandi, toi ? Tu as
quoi ? Dans les quarante ans, non ? Tu me fais l’effet d’en avoir
douze. C’est drôle que la vie passe sans
passer. Pourtant, je suis encore en forme. Regarde-moi. Sans me
vanter : je soulève mon billot tout seul, facile. Je cavale derrière les
chevrettes comme un jeunot. Mieux même : je suis
moins bête, je ne m’époumone pas. Je m’économise. Faut connaître son
souffle. Mais la vie passe. Comme les nuages. Toi, tu te marres, tu ne
vois que des nuages. Moi, ça m’intrigue. Je me
dis : ils sont quand même bien quelque part, puisqu’ils sont sur les
photos. Or je n’en ai jamais vu de pareils. Je n’ai pas dû bien
regarder. Ou alors, je n’étais pas là au bon moment.
C’est quand même pas de pot. J’aurais dû en croiser au moins un,
rien qu’un. Ces photos ne me rappellent rien, aucun souvenir. Ou ce sont
des photos trafiquées, ou bien je suis un vrai con. J’ai
rien vu. Voilà.
Anne-Marie Garat, Tranquille, éditions In 8, Collection Alter & Ego, 2013, p. 35-36.
Là
c’est un père qui parle à son fils – plus qu’il n’en jamais dit :
vivant sa vie dans la plus grande distance possible au
monde (« chevrette » ci-dessus est à lire au sens propre), au plus
loin de la montagne, et dès la tombée du jour calfeutré dans sa bicoque
tapissée de photos des nuages qu’il n’a jamais
vus. Le fils, le narrateur, est porteur d’une nouvelle – mais une
nouvelle, c’est le monde encore. « Merde à la compagnie. »
On peut dire aussi, autrement, que c’est le récit d’une belle journée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire