dimanche 2 juin 2013

j’ai rien vu


Des fois, je me dis : tu es encore vert de bois vert. Autant que le morveux que mon père menait à la trique, j’avais le cuir épais. Solide. Je n’ai pas grandi. Tu as grandi, toi ? Tu as quoi ? Dans les quarante ans, non ? Tu me fais l’effet d’en avoir douze.  C’est drôle que la vie passe sans passer. Pourtant, je suis encore en forme. Regarde-moi. Sans me vanter : je soulève mon billot tout seul, facile. Je cavale derrière les chevrettes comme un jeunot. Mieux même : je suis moins bête, je ne m’époumone pas. Je m’économise. Faut connaître son souffle. Mais la vie passe. Comme les nuages. Toi, tu te marres, tu ne vois que des nuages. Moi, ça m’intrigue. Je me dis : ils sont quand même bien quelque part, puisqu’ils sont sur les photos. Or je n’en ai jamais vu de pareils. Je n’ai pas dû bien regarder. Ou alors, je n’étais pas là au bon moment. C’est quand même pas de pot. J’aurais dû en croiser au moins un, rien qu’un. Ces photos ne me rappellent rien, aucun souvenir. Ou ce sont des photos trafiquées, ou bien je suis un vrai con. J’ai rien vu. Voilà.
 
Anne-Marie Garat, Tranquille, éditions In 8, Collection Alter & Ego, 2013, p. 35-36.
 
Là c’est un père qui parle à son fils – plus qu’il n’en jamais dit : vivant sa vie dans la plus grande distance possible au monde (« chevrette » ci-dessus est à lire au sens propre), au plus loin de la montagne, et dès la tombée du jour calfeutré dans sa bicoque tapissée de photos des nuages qu’il n’a jamais vus. Le fils, le narrateur, est porteur d’une nouvelle – mais une nouvelle, c’est le monde encore. « Merde à la compagnie. »
On peut dire aussi, autrement, que c’est le récit d’une belle journée.
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