Je prononce d’abord la formule d’exorcisme moderne : Les
héros de ce roman appartiennent à la fiction
romanesque, et toute ressemblance avec des contemporains vivants ou
morts est entièrement fortuite ; également toute similitude de noms
propres.
Rien n’est vrai. Même pas moi ; ni les miens ; ni mes amis. Tout est faux.
Maintenant, allons-y. Ici commence Noé.
Je venais de finir d’écrire Un roi sans divertissement.
La tête de Langlois venait à peine d’éclater sur mon papier que
je me suis dit (et très violemment) : « Tu as mené ce personnage
jusqu’au bout de son destin. Il est mort, maintenant. Il est là, étendu
par terre dans son sang et sa cervelle répandus.
Là-bas, Delphine et Saucisse viennent d’ouvrir la porte du
bungalove ; elles appellent Langlois comme si elles espéraient qu’il va
encore pouvoir leur répondre. Et, est-ce qu’il ne leur
répond pas, tel qu’il est là ? Est-ce que ce n’est pas une réponse
suffisante ? Si tu fais tant que d’attendre que Delphine arrive au bord
du carnage avec ses petits souliers
fins ; si tu fais tant que d’essayer de la décrire, retroussant ses
jupes au-dessus du sang et de la cervelle de Langlois comme au bord
d’une flaque de boue, tu vas voir que Delphine va
vivre. Alors, tu n’as pas fini. Tu sais bien qu’elle est toute
neuve. Est-ce qu’elle était préparée à cet éclat ? Non. Tu l’as dit
toi-même : elle avait rangé soigneusement les boîtes à
cigare de chaque côté de la glace de la cheminée. Et n’oublie pas
que tu as parlé de ce tablier blanc (impeccable, à bavette brodée)
qu’elle faisait porter à sa petite bonne dans la maison de
Grenoble. Tout ça, ce sont des signes. Amène-la seulement
jusqu’ici ; attends qu’elle ait traversé le labyrinthe de buis (où tu
entends déjà qu’elle court en frappant les dalles de ses
talons de bottines comme une biche frappe les rochers de ses sabots)
et tu verras qu’elle va vivre.
Jean Giono, Noé, la Table ronde, 1947.
Ce billet en réponse à une amie grande lectrice qui cherche Noé et a du mal à le trouver. Sans être pour ma part
inconditionnel de Giono, je reste toujours fasciné par Un roi sans divertissement (un jour je raconterai peut-être l’histoire de cette lecture-là), et j’ai aussi la plus grande
tendresse pour ce Noé. Qui, en effet, reste encore assez
peu connu du public, et à peu près introuvable. Comme si, même quand
l’auteur est célèbre, la littérature aimait à rester dans
l’ombre.
Noé, un vrai beau grand texte ; c'est sûrement pour ça qu'il est si peu connu.
De Giono, avez-vous lu Un de Baumugnes ?
(Non, mais j'ai lu Colline.)