Mardi,
quinze heures. Le soleil irradie la place du bourg. Le thermomètre
frôle les 35°C. Hommes et femmes regardent, en
s’épongeant le front, le fourgon couleur lie-de-vin fendre lentement
la foule pour venir se positionner en marche arrière devant la grille,
face au porche de l’église. Deux croque-morts ouvrent
le hayon pour en extraire le cercueil. La Taille est dedans.
La
tête du Capitaine dépasse deux rangées derrière. A son avis, en ce
moment, le mort les voit. C’est ce qu’il glisse à
l’oreille de Jimmy. Qui ne s’en étonne guère. Sa mère, quand il lui
rend visite à l’hôpital, tient à peu près les mêmes propos. Selon elle,
père et grand-père zigzaguent toujours, de retour de
pêche, sur le chemin de la corniche qui tourne en épingle à cheveux à
l’endroit exact où leur voiture quitta le bitume pour disparaître, dix
mètres en contrebas, engluée au fond des étangs.
Disant cela, elle dodeline de la tête et ajoute qu’elle entend les
pneus du véhicule crisser d’effroi certaines nuits dans ses rêves.
Alors, elle hurle. Et eux aussi. Mais personne, « pas
même l’infirmière », ne les entend. Cela, Jimmy n’a pas de mal à le
comprendre. Ces cris venus d’ailleurs circulent en zone étanche. Entre
des murs imaginaires, à l’intérieur des têtes. Il
les connaît. Il en a tant proféré, jadis, pour rien, en pure perte,
pour conjurer ses peurs, pour oublier ses tremblements, pour que son
corps existe et crache des invectives au monde entier sans
que personne, jamais, ne puisse saisir ces gueulasses lâchées dans
les bruines glacées, au cœur des noroîts déchaînés, quand il dérivait en
apesanteur, enfermé, trempé, tremblant, claquant des
dents dans sa cage de fer et de plexiglas secouée, les jours de gros
temps, par des vents violents. Lui aussi implorait alors les morts. Il
ne les voyait pas mais supposait que eux, au contraire,
avaient pouvoir de le suivre à la trace et d’intercepter ce qu’il
ressentait.
Jacques Josse, Cloués au
port, Quidam, 2011, p. 35-36.
Entre la mer où l’on ne vogue plus qu'en rêve et le port où les personnages sont
cloués par le sort puis par la canicule, la langue française comme dirait le poète a la mort – à moins que ce ne soit les morts – qui est, qui sont bel et bien le sujet de Cloués au
port. Avec un s parce qu’ils sont plusieurs à l’être
mais quand même surtout deux, une voix et une oreille, le grand corps
sonore du capitaine qui fait bien le double du volume de
son auditeur principal, le frêle Jimmy, qu’il occulte au point qu’on
manquerait presque de remarquer, surtout au début, combien ce second
personnage, effacé et atteint de tremblements nerveux,
est peut-être le principal, celui en tout cas qui nous incarne. Mais
je vois qu’on a déjà fait le travail pour moi : écoutez donc Nikola
Delescluse en parler sur Paludes, et lisez Dominique Dussidour sur remue.net, Paul de
Brancion sur Robert le Diable ou Romain Verger sur Membrane.
Commentaires
Merci pour Jacques Josse,une grande voix poétique que j'aime tout particulièrement.
Commentaire n°1
posté par
Marie Guegan
le 20/02/2011 à 20h10
Très beau livre, Marie ; je vous le recommande.
Réponse de
PhA
le 20/02/2011 à 20h34