mercredi 24 juin 2009

le livre ne sera jamais le livre

Il y a bien longtemps que j’ai senti pour la première fois que le livre ne serait jamais le livre – à cette conscience l’incompétence reconnue de la très jeune écriture a été d’une aide non négligeable –, mais plutôt (sans bien avoir alors les mots pour le dire) le moyen de figurer ce qu’il devrait être (et en disant cela encore je ne suis pas sûr encore de dire ce que je voudrais dire). C’est pour cela sans doute que par la suite la lecture encore adolescente des romans de Beckett, de Malone meurt d’abord puis davantage encore de L’Innommable m’a laissé de si durables traces (cet empêchement dont je me suis sorti comme j’ai pu). C’est pour cela qu’une lecture comme celle d’En attendant Esclarmonde, de Danielle Mémoire (que je découvre seulement maintenant, avec la gaucherie de celui qui vient d’attraper le train en marche), résonne par instant d’une façon si singulière.
  
 
Tu sais quoi ? Je me demande si, dans un autre ordre et avec d’autres phrases, je ne suis pas en train de recommencer la version précédente, qui s’est cassé les dents.
Non, je ne peux pas dire « la version précédente, celle qui s’est cassé les dents » : il y a eu plusieurs ver­sions ; toutes se sont cassé les dents.
Si je m’étais rendu compte que j’aurais plusieurs fois à faire allusion à cette version, ou à celles qui la précèdent, j’aurais fait usage d’une autre formule que « se casser les dents ». Je ne me serais pas mise en position d’avoir à traîner si longtemps avec moi les dents cassées de mes versions.
 
p. 36-37
 
Si je demande à l’écriture de produire (de reproduire) quelque chose que je me représente assez exactement, alors cela arrive.
L’écriture est inexacte ; la langue l’est.
L’écriture est la langue vue.
L’écriture, la langue, est inapte à reproduire exactement ce que l’on se représente.
L’écriture (la langue) est indépendante : elle produit pour elle-même.
Tout au plus peut-on attendre d’elle qu’elle se maintienne dans la bonne direction, dans le bon registre, et qu’elle ait la bonne couleur.
L’écriture (la langue) ne donne que le genre.
Tu vois le genre.
Vous voyez le genre ?
L’écriture (la langue) dans son autonomie débouche sur un grand nombre de culs-de-sac.
 
Oui, l’écriture dit quelque chose ; oui, la langue ; et oui, la parole. Il est vain de croire que ce qu’elles vont dire sera justement ce qu’on a voulu leur faire dire.
 
Avec une pareille expérience, on est plus ou moins condamné au constructivisme.
 
On est plus ou moins condamné à la fiction, si l’on a souci de la vérité.
 
p. 59-60
 
Ce qu’Esclarmonde ne peut jamais finir de dire, ce à quoi, jamais, elle ne peut finir d’objecter, un auteur, appelé à s’évanouir après peu de pages, n’en dit que le commencement, comme étant, de lui, toute la vérité ; un second poursuit, et c’est toute la sienne, puis il s’évanouit; une objection qui se pré­sente est la vérité d’un troisième ; une objection à l’objection, la vérité d’un quatrième…
 
Danielle Mémoire, En attendant Esclarmonde, POL, 2009, p. 148.

Commentaires

et me voilà tentée d'endosser le rôle de lectrice encore plus tardive
Commentaire n°1 posté par brigetoun le 25/06/2009 à 04h13
Heureusement pour lire il n'est jamais trop tard...
Commentaire n°2 posté par PhA le 25/06/2009 à 07h52
 

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