Il y avait longtemps que je n’avais pas
fait de cauchemars avec Gabriel Bergounioux. Je me lamentais, je réclamais. Eh bien il arrive qu’il suffise de réclamer. Le hasard
faisant (parfois) bien les choses, l’auteur des deux romans jumeaux Il y a un, Il y a de
était au Salon
du Livre en même temps que moi, et du coup il n’y avait pas trop
loin depuis l’Ile de France jusqu’à la région Rhône-Alpes (où sont
installées les éditions
Champ Vallon). Rendons-leur justice : les salons sont l’occasion
de retrouver des personnes que l’on n’a pas vues depuis longtemps, dont
on apprécie le travail, de faire connaissance
avec d’autres, de savoir qu’on se reverra (au moins pour un autre
salon) ; rien que pour ça, ça mérite un bain de foule.
Doucement,
nous conseille la couverture.
C’est qu’en effet, la chute toujours est possible : d’abord dans le
ravin liminaire à la suite d’un camion écrasé, ensuite au fond du puits
de mine où s’est engagé – engagé par
une douteuse agence – l’anonyme protagoniste. Doucement
est l’histoire d’une descente. Après Homère (auquel les titres et la
cécité du narrateur des deux premiers romans faisaient explicitement
allusion),
on pense à Dante. La langue est plus orale peut-être, plus chaotique
encore. C’est que le personnage sans nom dont on suit la descente et la
pensée est, plus encore que dans les deux premiers
livres, un dégradé de la vie, un « homme qu’il sert à rien ». Ce
qu’il voit, ce qu’il entend (« doucement »),
on ne l’entend, on
ne le voit qu’à travers lui, à travers ses organes, sa pensée, peu
fiables. Une femme qui l’aguiche n’est peut-être qu’un cadavre déjà en
décomposition. Et ce mot chuchoté dans l’ombre ?
Comment savoir ? Le lecteur est invité à mettre en doute, à
réinterpréter, assuré seulement de sa propre incertitude. Mais l’homme,
si profond qu’il s’enfonce, n’est pas prêt à abdiquer. Sa
fierté, si illusoire soit-elle, si dérisoire, est aussi ce qui fait
de lui un être vivant, là où plus personne ne l’est encore. Sa pensée,
râleuse, infantile, violente, libidineuse, toujours
trompée par une réalité inconcevable, c’est quand même tout ce qui
reste d’humanité.
Il y a, dans les
livres de Gabriel Bergounioux (auteur au prénom d’archange), un peu
comme dans ceux d’Antoine Volodine, quelque chose de
discrètement prophétique. Ce qu’annonce Gabriel, cet obscur reflet
du monde où nous sommes enfermés, est quasi sans nom.
Faut qu’il se calme, Calme-toi, merde, calme-toi, tu vas te calmer
oui ? Tout seul tu croyais jamais t’en tirer au bout du boyau
resserré, persuadé que ça continuerait avant de trébucher et tomber,
une galerie désaffectée, terminé, déjà qu’il est
égaré pour de bon, comment tu pourrais regagner l’entrée de la
mine, pourquoi le retour se passe mieux et voilà, ça y est, des lampes,
du monde, à ton approche ils les ont allumées, y avait rien
avant, l’image du corps momifié recroquevillé au pied de la paroi se
dissout, reste en soufflet l’air que tu ingurgites et l’obsession, de
l’eau quelque part s’écoule goutte à goutte, le bruit
de pas réverbéré par les forages s’ils continuent eux aussi de
marcher il est où ? Personne, assourdi par la distance ou l’épaisseur du
rocher, à moins qu’ils soient parvenus à destination,
à chacun sa découverte, ou encore découragés, il a bien failli
renoncer, lui, accroupis si loin que ça sert plus à rien de crier : Venez les gars, ça
y est, venez tous, j’ai trouvé ! C’est là ! C’est là.
À angle
droit un couloir latéral, du premier coup d’œil, dans le faux jour
d’une guirlande d’ampoules, la gaine de plastique rouge
suspendue aux crochets, il découvre, à l’autre bout, dans le mur de
ciment cru un guichet percé d’une ouverture si basse qu’en appui le
front calé sur l’avant-bras, il commence par se pencher et
puis pour être mieux, jambes pliées, il scrute par-delà la grille,
contorsionné de pas intercepter la lumière, qu’est-ce qu’on dirait-pas
que c’est ? le rebord d’une tablette métallique et
le dossier arrondi d’un siège en bois. Et puis ? Il tousse. Y a quelqu’un ? Plus fort : Y a
quelqu’un ? Encore plus fort : Y a personne ?
Personne. L’oreille entre les barreaux, il lui semble qu’une rumeur
monte qui est
très loin, de sa tête aussi bien, à force le silence lui porte sur
le système, une pulsation, confusément, son sang qui circule ?
Gabriel Bergounioux, Doucement, Champ Vallon 2009, p. 80-82.
Commentaires
Non, il ne devrait pas y avoir trop loin de RA à IDF ;-)
Commentaire n°1
posté par
pascale
le 27/04/2009 à 11h26
Moins de cinq minutes à pieds ! (durée variable tout de même selon les encombrements)
Commentaire n°2
posté par
PhA
le 27/04/2009 à 12h08
je n'ai jamais rien lu de lui, même pas le livre commun aux deux
frères (j'ai si peu lu de toute façon) - voilà que j'en ai grande envie
Commentaire n°3
posté par
brigetoun
le 27/04/2009 à 21h09
Je vous le recommande : je suis très sensible au travail de Gabriel Bergounioux. Doucement est peut-être moins immédiatement accessible que les deux romans précédents, mais ça tient à cette descente : une fois qu'on y est vraiment engagé, c'est une lecture irrémédiable.
Commentaire n°4
posté par
PhA
le 27/04/2009 à 21h16