La
première fois que je le vis – grand, blond, plutôt maigre, un doux
sourire un peu absent flottant sur les lèvres-, il
s’avançait dans le hall du club, deux raquettes et un gros sac de
sport dans une main, un panier de balles dans l’autre, se dirigeant vers
les courts couverts. Après avoir posé son sac sur le
banc près de la chaise d’arbitre, il en tira plusieurs objets : une
serviette blanche qu’il disposa soigneusement à côté d’une gourde de
scoutisme, une petite boîte de fer blanc (dont
j’appris par la suite qu’elle contenait les indispensables sucres
nécessaires en cas de défaillance) et, pour finir, un gros manuel
intitulé : Comment devenir un champion en cinquante leçons.
Il exécuta ensuite avec application une longue série de mouvements de
gymnastique très compliqués,
visiblement d’origine asiatique et vraisemblablement destinés tout à
la fois à l’échauffement et à la concentration, ainsi qu’éventuellement
encore à l’harmonie spirituelle avec l’univers tout
entier. En ayant terminé avec ces préliminaires, il se plongea
intensément dans la contemplation d’une planche illustrée du manuel
puis, saisissant le panier qui contenait une soixantaine de
balles usagées, il vint se placer sur la ligne de fond de court et
répéta mécaniquement le mouvement du service, frappant les balles les
unes après les autres. Dissimulé derrière l’un des
montants de la galerie d’où je l’observais, je ne fus pas sans
remarquer l’extrême élégance de ses gestes. (…)
Enfin,
nous commençâmes de nous entraîner ensemble et j’étais chaque jour
davantage impressionné par la pureté de son
style. Cependant, chaque fois que je lui proposais (étant plus
jeune et brûlant du désir légitime de me mesurer à plus fort que moi) de
compter les points, il refusait, prétendant qu’il n’était
pas encore tout à fait prêt, laissant d’ailleurs entendre qu’il le
serait bientôt et qu’alors, « on verrait ce qu’on verrait ! » Ce dont je
ne doutais pas un instant, persuadé
qu’une technique aussi accomplie ne pouvait manquer à sa
destination.
Je crus
découvrir quelque temps plus tard que le secret de cette merveilleuse
technique n’était autre que sa pratique assidue du mur
d’entraînement. Passant de longues heures de suite à taper la balle
tout seul, cela tenait chez lui de la pratique rituelle, presque de la
religion. Chaque matin, m’apprit-on, il venait très
tôt et s’installait en face de ce mur, répétant inlassablement les
mêmes gestes comme un artisan consciencieux. Pour un temps, jaloux de sa
technique, j’essayais d’en user de même. Je dus
cependant très vite me rendre à l’évidence que non seulement cette
pratique requérait une patience presque surhumaine, mais encore qu’elle
se révélait, dans mon cas, d’une étrange inefficacité
par la suite sur le terrain, face à des joueurs réels, mobiles et
imprévisibles (lui-même aurait dit sournois)…
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, « Le futur champion », José
Corti 2002, p. 106 à 109.
Grâce à Pascale encore, grand plaisir hier d’écouter Denis Grozdanovitch lire quelques passages de ses derniers livres : L’Art difficile de ne presque rien faire, Brefs aperçus sur l’éternel féminin, De
l’art de prendre la balle au bond… Grozdanovitch est
un conteur, et ses fables modernes, tragiques ou (parfois vraiment très)
cocasses méritent aussi d’être écoutées. Comme
plusieurs lectures avaient pour cadre le rectangle des courts de
tennis où il a passé une bonne partie de sa vie, m’est naturellement
remontée à la mémoire, de son Petit traité de
désinvolture, lu à sa parution en 2002, l’histoire du Futur champion dont j’ai partiellement recopié le début ci-dessus.
En la relisant ce
matin, cette histoire, je comprends mieux pourquoi je m’en souviens si
bien. Cette figure élégante et dérisoire, entre sage et
fou, de celui qui remet sa vie à plus tard, qui s’exerce seul et
peine face au réel, a – ou a eu – quelque chose d’un miroir. Il faudra que j’y
revienne, parce qu’au fond c’est bien pour ça aussi que j’ai ouvert ces Hublots. (D’où mes coupures, où j’ai égoïstement effacé l’autre figure, celle du narrateur – qu’il m’en pardonne.)
Si j’ai pu la relire ce matin, cette histoire, c’est grâce à Marie Cosnay. Car mon Petit traité de
désinvolture, je l’avais égaré il y a quelques temps en
rangeant ma bibliothèque – on ne devrait jamais ranger sa bibliothèque
(je me répète, c’est parce que je me repens). Et lorsque
j’ai lu André des Ombres et que j’ai voulu rouvrir les Temps filiaux, impossible aussi de remettre la main sur celui-là. Du coup, torche au front, j’ai fouillé un peu partout, et j’ai retrouvé…
Petit traité de désinvolture ! Mais pas les Temps filiaux. Je poursuis les recherches.
Et si je parle de Marie Cosnay, c’est aussi parce que le Matricule des Anges
tout frais d’avril, trouvé hier dans ma boîte aux lettres, lui consacre
son dossier. Et autant (comme très souvent), la partie
biographique me renvoie par contraste à ma longue et solitaire
procrastination littéraire, autant l’interview fait écho à mes propres
préoccupations : « Ça me tombe des mains quand je
lis ça, des phrases utilitaires. » « Il n’y a pas de maîtrise
totale. » « Dans tous mes livres, il y a une enquête (…) qui est menée
pour qu’un narrateur advienne. Chaque
livre est une tentative de naître. »
Pour revenir à
Denis Grozdanovitch, ou plutôt pour revenir à moi, ou plutôt pour y
rester puisque encore une fois parler d’autrui c’est parler
de soi, je ne suis pas revenu les mains vides, hier : ceux qui me
lisent et ceux qui ont déjà flairé mon parfum légèrement chloré du
samedi matin devineront sans peine le titre du livre qui
s’est imposé à moi comme une évidence : Rêveurs et nageurs.
http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/cinqsept/index.php?id=77761
Sinon, tu as raison, on te voit plutôt évoluant en aller-retour le long d'un couloir nageurs que courant après une balle de tennis !
J'espère que ton achat te comblera autant qu'il me comble. Je l'ai lu trois fois (car je l'ai présenté avec Denis à trois endroits différents et je relis tout à chaque fois), et je ne m'en suis jamais lassée. C'est plutôt bon signe... Si la poésie t'attire, je te conseille "La faculté des choses", un ouvrage délicieux, aussi (mes préférés).
A très bientôt, peut-être.
Quant à Cosnay, je viens de lire LMDA moi aussi et la façon dont TG en parle m'a surprise, je vais essayer d'en parler sur mon blog. (Je ne connais pas Cosnay et n'ai rien lu d'elle, pour une ex-Toulousaine ça la fout mal !)
Marie Cosnay, c'est étrange. Sans bien tout comprendre à Déplacements, cette première lecture m'a donné envie de poursuivre (quelque chose de caché, d'in-vu, j'aurais envie de dire). Les Temps filiaux est un livre très étrange (très différent) et très stimulant (il faut vraiment que je le retrouve - lui aussi se cache). Quant à André des Ombres, c'est sans doute celui qui m'a le plus touché - mais du coup, je suis encore en retard des deux titres qui font son actualité, sans parler des anciens. Idem pour Denis Grozdanovtich, d'ailleurs. Aucune importance : ces livres-là ne sont pas des denrées périssables.