AIGLEFINE VI
Les
ouvrages qui narrent les troubles la situent vers l’an 1100, lui
donnant pour titre Aiglefine VI et révélant le nom
qu’elle portait avant sa coronation, disant qu’elle était née
Vanessa Stockfish dans un vivier des basses côtes et sentait mauvais. On
sait aussi qu’à cette époque ceux qui menaient la science,
la glose et l’économie n’eurent de cesse de la salir, par hostilité
de classe et avec cette capacité pour l’effroi que possèdent les
doctes ; ce que dévoilent les livres est donc
tendancieux. Il est exact, néanmoins, que Vanessa Stockfish eut pour
paysage d’enfance les pêcheries sovkhoziennes et les coopératives où la
loi était édictée par des gueux. Sa mère lui offrit
l’éducation princière qu’on peut recevoir quand on vit au cœur des
bourbes, laissant ses amants lui apprendre à batifoler loin de la
préoccupation du caviar. Tout autour les idéologues
travaillaient à la révolte, et, lorsque celle-ci embrasa le royaume,
la jeune Vanessa fut de la troupe qui investit la demeure des maîtres.
La gent des pêcheries, accoutumée au dur ouvrage, s’en
donna à coeur joie parmi les nobles. Dans la salle d’apparat et
jusqu’aux antichambres, les cadavres indiquaient une vacance du pouvoir.
Par jeu, on présenta à Vanessa la couronne royale ;
celle qui allait être Aiglefine VI en décolla les débris de tête et
l’accepta. Alors advint une minute lumineuse comme l’histoire parfois
en crée. Aiglefine était jolie, dotée d’une solide
jugeote et peu bégueule ; elle était appréciée sur le port ; la
gueusaille lui fit allégeance. Ne comptant que sur ces courtisans-là
pour asseoir son règne, Aiglefine VI émit aussitôt
des décrets d’une extrême violence. Elle confisqua les biens des
richards, prônant une sorte d’égalité absolue ; les amants de sa mère en
imposaient l’application à coups de tranchoir. De là
vient l’aigreur des scribes, la peur de devoir désormais compter
sans leurs mécènes.
Une
semaine dura cette entreprise. Des soldats y mirent fin, écrasant sous
la grenaille les vastes projets totalitaires de la reine.
La contre-révolution fut féroce. D’Aiglefine VI on ne retrouva pas
les restes.
Antoine Volodine, Nos animaux préférés, « Shagga des sept reines
sirènes », Seuil, 2006, p. 49-50
Volodinement vôtre.