Là-bas chaque être est de même sexe, de même âge. Là-bas personne ne peut concevoir les couleurs.
Ma famille venait des Temps Filiaux, ce qui est rare et explique que
je sois sensible, pour peu qu’au moyen d’une liste l’on y aide ma
mémoire, aux stridulations d’insectes et
explosions des chatons de genêts. Ma mère a grandi dans le ventre de
sa mère, en est issue, a respiré un air plus ou moins confiné. Moi-même
comme vous j’ai crié et suis tombée du sexe d’une
femme. Là-bas gouverne
un Conseil d’officiers. Le Conseil suit et note les agissements de
chacun, sans souci de morale. Tu dois être noté, être su,
dit, produit, écrit, compté. Compté aussi, puisque là-bas
il arrive que l’on puisse être dit par les chiffres. Mais certains
passeraient à la trappe.
Chacun des oubliés libère une masse de récits, chiffres, notes,
paroles que les membres du Conseil s’approprient, pense-t-on,
illégalement. C’est ainsi que le Contre Ministère qui m’emploie en
est venu à surveiller les surveilleurs. Qui sait ce que les
surveilleurs pourraient faire des récits, productions, libertés de nos
errants. Une maladie portée, excroissance de ceux qui ne furent
chiffrés, ulcères de pensée. La mémoire ; personne n’en est là. Les
efforts auxquels il fallut se prêter, pour animer la mienne. J’avais
pourtant par naissance toutes les
capacités.
Peu
à peu le CM a élargi ses fonctions. Il envoie des espions dans les
Temps Filiaux. Les meilleurs des espions sont
ceux issus de femmes elles-mêmes issues de femmes. Mais nous sommes
de moins en moins nombreux. Nos conseillers entraînent donc de manière
accrue ceux qui ne sont nés que de soi. Ces agents-là,
tombés de rien, ne savent développer certaines facultés sensibles.
Ils sont affectés à d’autres enquêtes qu’à celles que je dois mener
(moment vif de la crise, passage de la vie à la fin,
jusqu’au cri). Je ne sais rien de l’usage que le CM fera de mon
travail. Je me suis engagée à ne pas me soucier des conséquences de ma
mission.
Dire, cela m’est arraché de nuit, je parle aux murs de la chambre où je suis enfermée, au moustique épinglé, aux grillons qui
bruissent dans les herbes. Je pense aux lieux de là-bas
où je fus. Où je fus sans la montée du drame – ou bien dedans, à
l’intérieur du drame, sans
savoir qu’il était installé invasif à peine que l’on est – pourtant
jadis drame fait de chair, nourri aux mamelles et tapi dans de douces
cavernes. Chercher le couloir tapissé, corridor des
fatigues. Devant l’entrée surgit ce que l’on ne voit pas toujours.
Le drame se présente. Mettez-moi en ailleurs criait une vieille dame en
mourant.
Marie
Cosnay, Les Temps Filiaux, Atelier In8, 2008, p. 27 à 29.
J’ai retrouvé
Les Temps Filiaux ! Ça se fête ! (Il y a quelque chose de caché, de secret dans ce texte, et que ce soit précisément ce livre qui se dérobe
à mes recherches, c’était une jolie coïncidence.)
Merci de la visite, Cécile.
Merci à vous pour cet extrait qu'il aurait dû publier en partie.