lundi 4 mai 2009

Qu’elle était belle, sa cuillère !

La tulipe, quand elle n’a plus qu’un pétale, fait une fort belle cuillère à soupe extrêmement peu commode, en revanche, car la tige devenue man­che demeure souple, trop souple. Et puis, si les cinq premiers pétales ont chu, ce n’est pas par hasard, il y a donc tout lieu de craindre que le dernier ne puisse longtemps encore s’accrocher ainsi, à plus forte raison si on l’emplit de potage onctueux, ou même d’un léger bouillon. Alors en effet il cède à son tour, se détache, et flotte dans la soupière, puis chavire et sombre – première déconvenue. Il serait peut-être temps de réagir et de remédier à cet état de fait navrant en imagi­nant un système adapté d’atelle ou de tuteur : il suffirait de ficeler à cette baguette la tige de la tulipe tout en renforçant l’attache du pétale au moyen d’un petit clou ou d’un point de colle. Notre homme voit mal ce qui l’en empêcherait (il s’étonne surtout que personne avant lui jamais n’y ait songé).
Ceci réglé, enfin, le souci se reporte sur le pétale lui-même, certes assez fort pour contenir sa mesure de soupe claire ou de velouté, mais trop fragile et tendre pour supporter le poids d’un morceau de pomme de terre ou de navet, d’autant que l’immersion répétée du limbe insuffisamment armé de fibres dans un liquide chaud, voire brû­lant, accélère son inéluctable flétrissure, car comment éviter celle-ci, hors même ces conditions défavorables ? On ne coupe pas une fleur sans dégât, aussitôt le monde meurt. Puis la fleur, quel­ques jours plus tard, à son tour, fane. Plus grave, en la circonstance, il n’est pas rare de voir le pétale de tulipe, que sa concavité parfaite disposait à l’emploi de cuillère, en cloquant devenir convexe et donc impropre à cet emploi. Par bonheur, il n’est pas de difficulté dont notre merveilleuse ingéniosité ne puisse venir à bout simplement en niant son existence – plutôt que de rougir et bleuir sous les coups du gros gendarme, considérons qu’il nous tend gentiment sa matraque, saisis­sons-la et rossons-le –, on sait aujourd’hui comment agir en pareil cas : en tournant la tige entre ses doigts de manière à lui faire accomplir une demi-rotation, notre homme se retrouve en possession d’une nouvelle cuillère qui n’a rien à envier à la précédente.
 
Eric Chevillard, Les Absences du Capitaine Cook, p. 9 à 11, Minuit, 2001.
 
Il y a à Chartres une belle librairie dans laquelle, au printemps 2001, alors que je réapprenais à lire, je suis tombé sur ces pages d’un auteur que je ne connaissais pas (je ne connaissais pour ainsi dire aucun auteur contemporain). En lisant, j’ai senti comme un petit pincement. Et comme je suis incapable d’une grossièreté, j’ai dû m’exclamer intérieurement : « Flûte ! »



Commentaires

comme c'est bizarre ! Moi aussi c'est cette histoire de tulipe en cuillère qui m'a le plus frappée. Encore aujourd'hui de tout Chevillard si je n'avais qu'une chose à citer ce serait cela.
liquides de tous les livres, unissez-vous
Commentaire n°1 posté par cécile portier le 04/05/2009 à 10h49
Pour moi, il y avait en plus la surprise de la découverte. Scalps et Du hérisson m'ont définitivement converti mais c'est vrai qu'ensuite mes attentes sur chaque Chevillard étaient telles qu'il m'a fallu attendre Sans l'orang-outan pour, de nouveau, dépasser mes espérances.
Commentaire n°2 posté par PhA le 04/05/2009 à 12h04
abyssal (merci!)
Commentaire n°3 posté par jc le 04/05/2009 à 13h14
Essaye également "Commentaire autorisé sur l'etat de squelette".
Commentaire n°4 posté par Loïs de Murphy le 04/05/2009 à 14h45
@ jc : N'est-ce pas ? ça vaut bien le coup d'y plonger mon petit bathyscaphe !
@ Loïs: Bien vu : Commentaire autorisé est, je crois, le seul Chevillard qui m'ait échappé depuis le capitaine Cook.
Commentaire n°5 posté par PhA le 04/05/2009 à 18h05

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