La
tulipe, quand elle n’a plus qu’un pétale, fait une fort belle cuillère à
soupe extrêmement peu commode, en revanche,
car la tige devenue manche demeure souple, trop souple. Et puis, si
les cinq premiers pétales ont chu, ce n’est pas par hasard, il y a donc
tout lieu de craindre que le dernier ne puisse
longtemps encore s’accrocher ainsi, à plus forte raison si on
l’emplit de potage onctueux, ou même d’un léger bouillon. Alors en effet
il cède à son tour, se détache, et flotte dans la soupière,
puis chavire et sombre – première déconvenue. Il serait peut-être
temps de réagir et de remédier à cet état de fait navrant en imaginant
un système adapté d’atelle ou de tuteur : il
suffirait de ficeler à cette baguette la tige de la tulipe tout en
renforçant l’attache du pétale au moyen d’un petit clou ou d’un point de
colle. Notre homme voit mal ce qui l’en empêcherait (il
s’étonne surtout que personne avant lui jamais n’y ait songé).
Ceci
réglé, enfin, le souci se reporte sur le pétale lui-même, certes assez
fort pour contenir sa mesure de soupe claire ou de
velouté, mais trop fragile et tendre pour supporter le poids d’un
morceau de pomme de terre ou de navet, d’autant que l’immersion répétée
du limbe insuffisamment armé de fibres dans un liquide
chaud, voire brûlant, accélère son inéluctable flétrissure, car
comment éviter celle-ci, hors même ces conditions défavorables ? On ne
coupe pas une fleur sans dégât, aussitôt le monde
meurt. Puis la fleur, quelques jours plus tard, à son tour, fane.
Plus grave, en la circonstance, il n’est pas rare de voir le pétale de
tulipe, que sa concavité parfaite disposait à l’emploi de
cuillère, en cloquant devenir convexe et donc impropre à cet emploi.
Par bonheur, il n’est pas de difficulté dont notre merveilleuse
ingéniosité ne puisse venir à bout simplement en niant son
existence – plutôt que de rougir et bleuir sous les coups du gros
gendarme, considérons qu’il nous tend gentiment sa matraque,
saisissons-la et rossons-le –, on sait aujourd’hui comment agir en
pareil cas : en tournant la tige entre ses doigts de manière à lui
faire accomplir une demi-rotation, notre homme se retrouve en possession
d’une nouvelle cuillère qui n’a rien à envier à la
précédente.
Eric Chevillard, Les Absences du Capitaine Cook, p. 9 à 11, Minuit, 2001.
Il y a à Chartres
une belle librairie dans laquelle, au printemps 2001, alors que je
réapprenais à lire, je suis tombé sur ces pages d’un auteur
que je ne connaissais pas (je ne connaissais pour ainsi dire aucun
auteur contemporain). En lisant, j’ai senti comme un petit pincement. Et
comme je suis incapable d’une grossièreté, j’ai dû
m’exclamer intérieurement : « Flûte ! »
liquides de tous les livres, unissez-vous
@ Loïs: Bien vu : Commentaire autorisé est, je crois, le seul Chevillard qui m'ait échappé depuis le capitaine Cook.